Rien de tel qu’une exposition pour révéler notre relative méconnaissance d’un artiste ou d’un thème. C’est le cas aujourd’hui et jusqu’au 27 janvier 2019 au Musée du Luxembourg à Paris, avec cette rétrospective de 195 œuvres d’Alphonse Mucha. Tomoko Sato, conservatrice de la Fondation Mucha à Prague, en assure le commissariat, l’Atelier Maciej Fiszer la scénographie. Si Alphonse Mucha est indissociable, dans les arts décoratifs, du mouvement « Art nouveau », que savons-nous de cet artiste tchèque dont le parcours s’apparente à L’Épopée slave, œuvre maîtresse de toute sa vie ?
Né le 24 juillet 1860 à Ivančice, ville de Moravie administrée par les Autrichiens à cette époque, Alfons Mucha suivra les aléas de ses mécènes et de leurs soutiens financiers qui le conduiront à Vienne, Prague, Munich et Paris où il s’installe en 1887. Là, il étudie dans les Académies, enchaîne les rencontres et les emplois. Mais il lui faudra attendre 1895 et l’affiche Gismonda de Sarah Bernhardt pour sortir de l’anonymat. Les commandes s’enchaînent avec, entre autres, pour l’Exposition universelle de 1900, la décoration du pavillon bosniaque ou encore des menus dont celui du banquet officiel. Cette participation lui fera attribuer la Légion d’honneur en 1901.
C’est aussi à Paris qu’Alphonse Mucha est initié le 25 janvier 1898 par la Loge Les Inséparables du Progrès du Grand Orient de France. Les archives de l’obédience conservent bien son casier judiciaire, son Obligation, mais également un curieux document qui précise : « 25 janvier 1897. Alphonse Mucha, artiste peintre, [né à] Saint-Marc (Haïti) 24 mai 1870. [Domicilié] 52 rue de Seine, Paris. [Et en observation :] En Haïti, il n’existe pas de casier judiciaire. Le V Gerville Réache se porte garant de l’honorabilité de ce nouveau frère. ». Gaston Gerville-Réache n’est pas un inconnu : il enseignera la philosophie en Haïti avant d’être député de la Guadeloupe de 1881 à 1906. Il est Rose-Croix dans une Loge de la Grande Loge de France : Les Vrais Frères Unis Inséparables n° 235. Surprenant ! En 1910, Alphonse Mucha revient dans son pays, la Tchécoslovaquie créée en 1918, et y tient un grand rôle pour le rétablissement de la franc-maçonnerie. Ce Souverain Grand Commandeur des francs-maçons tchèques créera diplômes et bijoux. Nathalie Kaufmann-Khelifa, dans son livre De la loge à l’atelier (Éditions du Toucan, Paris, 2013), aux huit pages qu’elle lui consacre, nous en donne de nombreuses illustrations.
Cependant, l’artiste garde toujours en mémoire l’œuvre qui l’obsède : L’Épopée slave. À partir de 1904, il fait de longs séjours aux États-Unis pour en financer la réalisation, amorcée dès l’Exposition universelle. C’est Charles Richard Crane de Chicago qui le soutiendra entre 1911 et 1926 afin qu’il concrétise cette série de vingt toiles monumentales de six mètres sur huit, sur l’histoire des peuples slaves, du IIIe siècle à la Première Guerre mondiale. Offerts à la ville de Prague qui, depuis 1928, leur cherche un lieu pérenne, ces tableaux, outre des esquisses visibles dans l’exposition, sont présents grâce à un film qui déroule chaque toile dans son intégrité et des focus sur les détails. Fascinant !
Avec la production artistique, riche et diverse de cet idéaliste militant, un coin du voile se lève tout en préservant une part d’ombre qui n’est certainement pas prête à s’estomper. En 1939, c’est en tant que franc-maçon qu’Alphonse Mucha est arrêté et interrogé par la Gestapo. Il décède quelques jours plus tard, le 14 juillet. Dans le sous-titre du 2e épisode de son Épopée, déjà, il nous alertait : « Quand les dieux sont en guerre, le salut est dans les arts »…