C’est à Dunkeque en 1721 que fut créée Amitié et Fraternité, une des toutes premières loges en territoire français. Elle avait ceci de particulier qu’à ses débuts elle recevait exclusivement des marins anglais. En 1738, le grand maître de la Grand Loge d’Angleterre vint confirmer la charte de constitution de la loge, puis en 1741 la Grande Loge de France reconnut sa régularité.
Amitié et Fraternité interrompit ses travaux en 1791 pour les reprendre en 1797, puis entra dans un long sommeil en 1849 qui ne prit fin qu’en 1891. Et depuis, cette loge désormais trois fois centenaire répand avec persévérance sa lumière sur le Dunkerquois.
Sa longue histoire est marquée par un épisode peu connu qui montre à quel point dans les temps anciens la solidarité et la fraternité maçonnique dépassaient le cadre étroit des frontières. En 1787, l’intervention armée de l’Angleterre et de la Prusse avait interrompu aux Pays-Bas la Révolution batave dite « Révolution des Patriotes » de tendance démocratique et républicaine, s’inspirant de l’esprit des Lumières. De nombreux patriotes s’exilèrent alors en Belgique, mais aussi dans la région de Dunkerque. Le 1er décembre 1788, la Chambre des Provinces du Grand Orient de France répondit en ces termes au frère Émery, vénérable de la loge Amitié et Fraternité qui avait intercédé auprès de l’obédience en faveur des frères hollandais : « Les événements qui ont forcé un grand nombre de maçons hollandais à s’expatrier doivent être un motif de plus pour les maçons français de les accueillir. L’impossibilité où la plupart d’entre eux ont été de se munir d’attestations maçonniques à cause de leur fuite précipitée occasionnée par les troubles de leur patrie ne doit pas être un obstacle à ce que les portes de votre Temple leur soient ouvertes. Il suffit que vous preniez les précautions nécessaires pour vous assurer jusqu’à quel point ils sont initiés à nos mystères. Alors, certains de leurs connaissances dans l’Art royal, vous pouvez sans nulle crainte les admettre à vos travaux. »
Puis, le 7 avril 1790, trois frères de la loge dunkerquoise procédèrent à l’installation de la nouvelle loge sous le titre distinctif des Vrais Bataves en lui remettant ses constitutions.
La nouvelle loge fut une des rares loges continuant à fonctionner sous la terreur et jusqu’en 1795. Il est vrai que certains de ses membres, républicains radicaux et Jacobins s’engagèrent en 1793 dans la légion batave destinée à propager la République en Belgique et aux Pays-Bas.
Dans le même temps, les frères hollandais suggérèrent aux maçons français de se démocratiser en ayant un Grand maître qui ne serait pas inamovible, mais élu démocratiquement pour trois ans, et une cotisation sévèrement réglementée. Mais le Grand Orient n’était pas prêt en 1792 à mettre en œuvre des mesures démocratiques et les maçons bataves montrèrent qu’ils se sentaient manifestement plus à l’aise dans les pratiques démocratiques que leurs frères français. Ils démontrèrent aussi que les différences d’opinion, politiques et religieuses, ne formaient pas entre eux une barrière infranchissable. On y trouvait alors côte à côte des protestants réformés, des protestants dissidents et des catholiques.
En 1794, les Vrais Bataves obtinrent du Grand Orient l’autorisation de se constituer en loge ambulante appelée Liberté, Égalité, Fraternité pour retourner dans leur patrie après que fut instaurée la République Batave grâce à l’intervention des troupes de la Révolution française. Nombre de Vrais Bataves rallièrent alors la loge d’Amsterdam La Bien aimée qui, tout en proclamant son adhésion à la République entretenait une très aristocratique compagnie. Le 24 janvier 1795, la Bien Aimée organisa un banquet qui s’ouvrit au son de la Marseillaise, puis on trinqua à la santé des citoyens Van Boetzelaer et Van Teylingen. En fait de « citoyens » Carel baron van Boetzelaer, Grand maître depuis 1759, était un orangiste déclaré partisan de la monarchie. En 1793, en tant que commandant de la forteresse de Willemstad dans les Antilles néerlandaises, il avait repoussé l’assaut des troupes franco-bataves. Quant à Isaac van Teylingen, Grand maître député depuis 1761, il était régent de naissance, et, en tant que maire de Rotterdam, partisan de l’ancien régime.
Cette fraternité par delà les opinions politiques peut-elle être imputée aux vapeurs du genever, cette eau de vie nationale des Pays-Bas que l’on rencontre aussi dans les Flandres Belge et Française ? On peut l’imaginer, car à cette époque il était fréquent que les canonnades fussent tirées à la poudre fulminante. Le genièvre est un alcool de grain parfumé aux baies de Juniperus oxycedrus. Son invention date des débuts du XVIIe siècle dans la ville de Leyde où il fut prescrit comme médicament. Longtemps les Bataves, sans véritables concurrents, furent les maîtres du genièvre que l’on surnomme « courage des Hollandais ». En Flandre française, deux marques, le genièvre de Houle et le genièvre de Wambrechies détiennent le quasi-monopole d’une liqueur aussi revigorante que populaire qui accompagne avec bonheur le poisson fumé.