Les rives du lac Léman ont été pour l’écrivaine et photographe Ella Maillart (1903-1997) un berceau duquel elle bondit afin de rendre hommage à l’incroyable diversité du monde. Dans une quête aussi précoce qu’existentielle, mue par un puissant désir de liberté, l’adolescente à la constitution pourtant chétive entend ne jamais s’éloigner des éléments qui font battre son cœur : l’eau, le soleil, le vent.
Se passionnant pour la navigation à voile et pour le ski, Ella Maillart participera aux régates olympiques de 1924 et, au sein de l’équipe suisse de ski, aux premiers championnats du monde. Iconoclaste, elle tourne le dos au carcan bourgeois et s’embarque, d’abord sur la Méditerranée puis sur l’Atlantique, avec dans ses bagages une caméra 35mm.
Quelques années plus tard, dans les cafés du Paris de l’entre-deux-guerres, les récits des intellectuels de retour d’Union Soviétique attisent sa curiosité. Avec l’argent gagné en tant que figurante dans les films de la UFA à Berlin, elle entreprend un voyage à Moscou. Désormais, sa boussole intérieure indique l’est. Cet appel de l’orient – proche, moyen et extrême — ne la quittera plus. Le reportage qu’elle y réalise deviendra un livre, son premier : Parmi la jeunesse russe.
En 1932, Ella Maillart s’éloigne encore davantage de sa Suisse natale et met le cap sur la région du Turkestan entre la mer Caspienne à l’ouest et le désert de Gobi. Dès le quai de la gare de Frounzé — ancienne Bichkek, capitale du Kirghizistan actuel — Ella Maillart sort discrètement son appareil pour photographier des Kirghizes en costume traditionnel, bonnets sur la tête.
Intégrée depuis 1926 à l’Union soviétique, la région est en pleine mutation. Les kolkhozes s’y multiplient aussi rapidement que les portraits de Lénine tandis que Moscou sédentarise la population locale jusque-là nomade. Au gré de ses nombreuses rencontres, en ville ou au beau milieu de la steppe, Ella Maillart se fait le témoin de la colonisation russe et du ressentiment qu’elle provoque.
La voyageuse n’est pas dépaysée. À bien des égards, l’étendue infinie de la steppe est un océan de terre qu’elle sillonne sur le dos d’une brave jument négociée à bon prix au marché de Karakol. Ici, le cheval est bien plus qu’un animal. C’est un symbole du nomadisme, un emblème de cette liberté qu’Ella Maillart a passé sa vie à domestiquer.
Publié en 1934, le récit de ce voyage fourmille de savoureux détails. Elle y décrit notamment le fascinant spectacle des bazars où elle marchande des vêtements en peau de bique nécessaires pour gagner la chaine de Tian Shan, « monts célestes » en chinois. En évoluant dans ces paysages d’une « grandiose désolation » mordue par le vent glacial la nuit, brulant le jour, Ella Maillart convoque le récit du moine chinois Hiuan-Tsang. Afin de gagner l’Inde pour y rapporter des soutras bouddhiques en sanskrit, ce pèlerin du VIIe siècle avait en effet emprunté ces mêmes vallées qu’il juge fort dangereuses.
Trois ans après ce premier voyage en Asie centrale, Ella Maillart reviendra dans ces contrées alors qu’elle réalise, au côté du reporter Peter Fleming, une ambitieuse traversée du continent en sept mois de Pékin à Srinagar aux confins du Cachemire indien.