Devant l’entrée du musée Guimet, une foule de chapeaux se masse en attendant l’arrivée de Sadi Carnot. Il faut dire qu’en cette année 1889, avec la Tour Eiffel, l’Exposition Universelle et le Centenaire de la Révolution, le président de la République a couru les inaugurations. Les salles du nouveau musée parisien présentent les centaines d’œuvres glanées par son fondateur, l’industriel lyonnais Emile Guimet (1836-1918), au cours d’un grand voyage en Asie une dizaine d’années plus tôt.
C’est sur les rives enchanteresses du Nil en 1865 que prendra naissance sa frénésie d’acquisition d’objets d’art. De retour en France, le trentenaire participe à la vie intellectuelle et assiste à des congrès orientalistes. Quatre ans après celui imaginé par Jules Verne, Emile Guimet entreprend un tour du monde. Le ministre de l’Instruction publique le chargera d’étudier les religions de l’extrême orient. Le voyageur s’embarque pour les États-Unis où il visitera l’exposition universelle de Philadelphie. Dans les allées du pavillon japonais, il croise le peintre et dessinateur de presse Félix Régamey (1844-1907) rencontré en France plusieurs années auparavant. Les deux hommes traversent le pays d’est en ouest pour s’embarquer à San Francisco, direction le Japon. Le 26 août 1876, après 23 jours de traversée, ils aperçoivent la silhouette du port de Yokohama depuis le bastingage du paquebot Alaska. « Au plaisir bien légitime d’arriver au port vient s’ajouter la joie de toucher enfin ce pays presque fantastique que le dix-huitième siècle nous fait deviner sur les paravents, les porcelaines et les ivoires » écrira Guimet dans Promenades japonaises, le récit de son voyage publié à son retour. Félix Régamey confie son émerveillement dans une lettre adressée à son frère : « c’est l’âge d’or, ni plus ni moins ».
Résolument tournée vers son port, la ville de Yokohama regarde l’Occident. La population est cosmopolite, les bâtiments « à l’européenne » tranchent avec l’architecture traditionnelle. Depuis l’ouverture du pays, le Japon se transforme rapidement. Trop, peut-être. Les deux Français ont le sentiment d’être les témoins d’un crépuscule. « J’assiste à la fin de ce monde merveilleux, écrit le peintre à sa mère, qui s’en va sombrer dans le sombre fatras de la civilisation occidentale ». Les deux voyageurs descendent au Grand Hôtel de Yokohama. Le soir venu, ils se faufilent dans les coulisses du théâtre Minato -za dont les dessins du peintre restitueront fidèlement l’atmosphère. Puis, accompagnés d’un palanquin, d’un interprète et d’un cuisinier, ils empruntent le chemin de fer récemment construit pour se rendre à Tokyo. Devant l’animation du centre-ville et le va-et-vient des pousse-pousse, Régamey noircit frénétiquement les pages de ses carnets. Peu de temps après la proclamation du Shintoïsme comme religion d’État, Emile Guimet interroge à Kyoto des moines bouddhistes sur les pratiques, les gestes et la représentation des divinités. Le collectionneur achète près de 300 peintures religieuses et plus de 600 statues. La ville de Kobe sera la dernière étape de ce voyage nippon qui dura deux mois.
Après un bref passage en Chine et en Inde, les deux amis rentrent en France. Dans un pavillon construit au Trocadéro en 1878, Guimet présentera pour la première fois ses objets et Félix Régamey la quarantaine de tableaux évoquant leur séjour. Après la tentative malheureuse d’une création d’un premier musée à Lyon, l’industriel fait construire un bâtiment place d’Iéna à Paris. Enfin, les chapeaux quittent les têtes pour saluer le président qui vient d’arriver. L’inauguration peut commencer…