En traversant le parc pour rejoindre la rue des Trois-Frères, Julien fut attiré par une minuscule boule de poils qui s’abritait sous un arbuste. Sans hésiter, Julien tendit le bras, saisit le chaton par la peau du cou et le glissa dans son blouson. Sitôt arrivé chez lui, Julien déposa le chaton qui se glissa rapidement sous le meuble de la cuisine.
Salomon s’approcha doucement puis s’y faufila également. Sous le meuble, Julien pouvait entendre des bruits étranges, des miaulements, des frôlements, des petits cris qu’on aurait pu prendre pour ceux d’enfants. Julien pensa à Caïn nourri de jalousie qui tua Abel dans un accès de colère. Mais oubliant très vite ses pensées bibliques, Julien décida que le chaton s’appellerait Gaston.
Gaston mit plusieurs jours avant de sortir de sa cachette. Julien l’appela en vain puis plaça un bol de croquettes à côté de celui destiné à Salomon. Gaston sortit presque immédiatement, la faim devait être plus forte que la crainte. Étrange que le comportement des chats : chaque fois que le chaton se précipitait sur ses croquettes, Salomon le bousculait et dévorait ses croquettes. Gaston se tournait alors vers le bol en plastique noir de Salomon et ce dernier se précipitait à son tour sur son bol et se gavait de croquettes. Ce petit jeu de va-et-vient dura quelques jours. Salomon grossissait et Gaston de plus en plus affamé faisait tourner en bourrique le pauvre chat.
- Il faut le rendre soupira Salomon, je n’en peux plus de ce chaton !
- Le rendre ? Mais à qui ? C’est un chat perdu, un humble postulant perdu dans les ténèbres et qui a demandé la Lumière et…
- N’en fait pas trop, c’est juste un chaton abandonné ! Il ne sait rien. Il est jeune, il a tout à apprendre alors que moi, avec tout ce que j’ai vécu… Au fait, je t’ai déjà raconté mon histoire d’amour avec Cléopâtre ? Et comment j’ai bien failli…
- Oui, tu m’as déjà raconté ça, Salomon, ne change pas de conversation !
- Tu sais, enchaîna le chat, ce qui me fait mal, c’est qu’il va faire les mêmes erreurs que j’ai faites à son âge. C’est triste de voir ainsi des jeunes gâcher leurs belles années. Je voudrais qu’il suive mes conseils. À quoi ça sert de vivre si ce n’est pas pour transmettre ses propres expériences et éviter à Gaston de faire les mêmes bêtises que j’ai faites quand j’étais jeune ?
Salomon radotait, Julien en était sûr maintenant…
- Mais Salomon, tu mélanges tout. Les jeunes doivent faire leurs propres expériences, tu le sais bien. On ne peut pas vivre en suivant aveuglément la vie des autres. L’expérience des anciens, c’est leur chemin et celui de Gaston, ce sera le sien. Laisse-le tranquille, laisse-le vivre sa vie, regarde-le avec bienveillance et s’il se met en danger, tu sauras le protéger.
- Tu oublies un peu vite le « Entrons dans les voies qui nous sont tracées », mon frère !
- Et où est-il écrit qu’on doit suivre aveuglément le chemin des autres ?
Cette réflexion laissa Salomon sans voix.
Une semaine après, Gaston s’échappa et disparut. Julien crut l’apercevoir plus d’une fois au bout de la rue des Trois-Frères. Il l’avait appelé, mais le chaton ne s’était pas retourné… Et puis, c’était la nuit et la nuit, c’est bien connu, tous les chats sont gris.
Salomon arrêta de manger quelques jours après le départ de Gaston. Il se mit à se gratter toujours au même endroit comme si la disparition du chaton lui avait laissé une plaie invisible qui le démangeait et qui ne se refermerait jamais totalement.