Le matin du 7 juin 1862, sur le quai de la nouvelle gare de la Baltique à Saint-Pétersbourg, Fiodor Dostoïevski (1821-1881) empoigne ses valises et monte dans un train à destination de Berlin. Il quitte pour la première fois l’Empire russe qui l’a vu naître 4O ans plus tôt pour un vagabondage estival de dix semaines qui le conduira à visiter l’Europe de l’Ouest (l’Allemagne, la France et l’Angleterre).
Mais ce premier voyage à l’étranger est des plus périlleux puisqu’il sera le théâtre d’une redoutable confrontation. Celle de la réalité de l’Europe en voie d’industrialisation et de l’imaginaire de l’écrivain, fruit de ses lectures enfantines. Au début des années 1860, Dostoïevski a déjà connu la gloire, la disgrâce aussi. Vingt ans plus tôt, la publication des Pauvres gens au sortir de son école militaire lui a attiré les louanges du milieu littéraire pétersbourgeois. Mais sa proximité avec le cercle fouriériste de Mikhaïl Petrachevski l’a jeté, d’abord dans les geôles de Nicolas Ier, puis au bagne dans la ville d’Omsk situé non loin de la frontière de l’actuel Kazakhstan. Malgré l’éloignement et la rudesse des conditions de vie, ces quatre longues années lui ont permis d’accéder à l’âme du peuple russe tout en approfondissant sa connaissance de la Bible. Cette expérience traumatisante lui fournit un matériau précieux qu’il ne se privera pas d’utiliser, notamment dans l’épilogue de Crime et Châtiment publié en 1866. Mais depuis l’enfance, ce lecteur assidu de Victor Hugo et ce traducteur passionné d’Honoré de Balzac regarde avec émerveillement l’Europe qu’il désire ardemment visiter comme tout bon aristocrate russe.
C’est donc un voyageur imbibé d’une Europe fantasmée qui pose ses valises à Berlin. Mais épuisé par 48 heures de train à travers la pluie et le brouillard, souffrant du foie, Fiodor Dostoïevski est déçu par la ville. Il confesse sur le moment qu’elle lui a laissé une « impression aigre ». Après Dresde, il rejoint Cologne. La cathédrale qu’il « dessinait avec admiration dans [s] a jeunesse ne [lui] plaît guère ». Ce n’est « que de la dentelle... bref un article pour dame. Pas assez sublime » conclut-il dans le récit de son voyage publié l’année suivante dans les colonnes du Temps . Pas plus convaincu par l’architecture des villes allemandes que par leurs habitants, il se précipite à Paris. Mais la capitale française ne l’enchante pas beaucoup plus. Pire, elle l’ennuie. Le voyageur déçu traverse la Manche pour se rendre à Londres. S’il admire le Palais de cristal, érigé pour la Seconde Exposition universelle de 1855, l’écrivain est horrifié devant la Tamise empoisonnée, l’air imprégné de charbon et la population affamée. Il y fustige le culte de l’argent et l’individualisme qu’il aperçoit comme la conséquence de l’effacement progressif de la monarchie et de la religion. Il faut analyser le regard très dur que l’écrivain porte sur l’Europe qu’il traverse comme l’expression d’une nostalgie aiguë pour la Russie. Si ce premier voyage à l’étranger est une profonde déception pour Dostoïevski, il