Captifs d’une vie scandée par la mesure, par la discontinuité des faits qui se succèdent, nous avons pris l’habitude de consacrer notre intelligence au mesurable, au domaine des choses distinctes, aux calculs pragmatiques de l’utilité. Suspendons un instant cette expérience du monde et la démarche analytique où elle s’organise. Rentrons en nous-mêmes et restons attentifs à notre seule vie intérieure. Notre conscience alors s’intuitionne elle-même en sa temporalité intime, durée vivante d’un récit de soi sans césures. Elle se découvre comme une continuité, une sorte d’histoire plus proche de la mélodie que des accords harmoniques, de la fluidité cinématographique que d’une lente série de photographies projetées l’une après l’autre. On sait que le cinéma produit l’apparence du mouvement en faisant défiler des milliers de photographies. La bobine dévidée mêle les images statiques dans un fondu enchaîné qui rend imperceptibles les blancs et les vides. N’est-ce pas la vie elle-même qui s’écoule ainsi comme rivière, et se met en évidence comme durée indécomposable en instants successifs ? Donnée immédiate de la conscience, c’est bien l’intuition subjective, saisie directe de soi par soi, qui prévaut dans cette conscience intime. Pour accéder à cette évidence intérieure, il faut un authentique travail de mise à distance du quotidien et des urgences qui l’obnubilent. Un travail de la pensée qui distingue ce qui doit l’être : l’intensité d’un sentiment ne peut se mesurer comme la grandeur d’un espace, la qualité n’est pas la quantité, la fluidité du vécu intérieur n’a rien du tic-tac de l’horloge et des mouvements de ses aiguilles allant d’un chiffre à l’autre. On dira l’impatience d’une attente plus ou moins grande mais les mots qui décrivent l’espace semblent ici inadéquats. Intense et vive, cette impatience tend la durée, voire la dissocie du temps mesurable objectivement. Selon les circonstances le temps peut me paraître très court ou au contraire interminable. Toute ma vie personnelle se trouve mise en jeu dans un tel vécu. « Le temps m’a paru bien long » ; « ce moment a passé très vite »…Ces deux observations contraires à propos d’une même séquence indiquent l’irréductibilité de la durée subjective à un temps mesurable en unités objectives. Ne faut-il pas approfondir ce constat qui engage l’approche de la condition humaine et la réflexion sur son sens ? La philosophie de Bergson se construit à partir de cette question.
Une philosophie de la durée : Henri Bergson
Bergson naît le 18 Octobre 1859 à Paris et y meurt le 4 janvier 1841. Issu d’une famille juive aisée et cultivée, il fait de brillantes études qui le conduisent à l’Ecole Normale Supérieure, puis à l’agrégation de philosophie. Il enseigne au lycée Blaise Pascal (Clermont-Ferrand) puis aux lycées Louis le Grand et Henri IV à Paris. En 1889 il publie sa thèse de doctorat intitulée Essai sur les données immédiates de la conscience. Puis, il fait paraître Matière et Mémoire en 1896 et L’Evolution créatrice