Philosophie

Faut-il réinventer le débat idéologique ?

Une singulière destinée affecte la notion d’idéologie. Née dans le contexte de la philosophie des Lumières et de la Révolution française, elle recouvre d’abord un projet scientifique. Faire la science des idées, comme on fait celle de l’être vivant (biologie) ou de la société (sociologie). Le comte Antoine Destutt de Tracy lance le terme en 1796 pour désigner l’élucidation de la formation des idées à partir des sensations, et mettre ainsi en évidence une généalogie essentielle à la compréhension de l’activité mentale. Dans le sillage de Condillac, il s’agit de décomposer par l’analyse les opérations de la pensée à partir de l’expérience sensible. En y repérant la passivité et l’activité, on éclaire le monde de la culture intellectuelle. Il s’agit donc d’une démarche explicative. Volney, et le médecin Cabanis reprennent le terme à leur compte. Très vite, on parle d’idéologues. Le sens de la notion va basculer pour des raisons politiques, et par un étrange déplacement de vocabulaire, désigner un système d’idées sans valeur objective, voire de conceptions partisanes plus ou moins fumeuses. Chateaubriand et Bonaparte lancent cette acception péjorative. Le premier par détestation de la philosophie des Lumières et de l’esprit révolutionnaire qui est le sien, le second par agacement devant l’opposition des idéologues à sa dérive autoritaire. La conjonction de ces deux polémiques brouille la perception publique de l’idéologie, et en relègue la démarche épistémologique au second plan. Certes les tenants de l’idéologie défendent des principes républicains de liberté et d’égalité, à rebours de l’Ancien Régime, mais aussi des pratiques politiques sans scrupule. Mais en quoi cela invalide-t-il leur démarche de compréhension des idées ? L’esprit émancipateur des Lumières est en cause : il dérange désormais Bonaparte autant que Chateaubriand, nostalgique de la monarchie catholique.  Comprise en mauvaise part, l’idéologie n’est plus la science des idées, mais un faisceau d’idées jugées arbitraires ou irréalistes. Karl Marx va reprendre à son compte la notion en l’appliquant aux différents types de représentations que les hommes se font du monde, et qui règlent plus ou moins leur action. L’idéologie ainsi comprise est plus un problème à penser qu’une notion laudative ou péjorative. Sa démarche ressemble à celle des idéologues en ce qu’elle privilégie la compréhension généalogique des idées. Marx constate que la conscience peut accueillir sans distance critique des idées liées aux illusions d’une époque historique. C’est à celles-ci qu’il donne le nom d’idéologie, dans un sens péjoratif. Mais ce faisant il montre le chemin d’une « bataille des idées » à livrer dans les domaines philosophique, politique et sociétal. Il esquisse alors une acception positive de l’idéologie comme formulation consciente d’idées justes, délivrées des préjugés, et de portée émancipatrice. La sphère de l’idéologie devient alors le lieu d’une lutte, prélude au renversement des rapports de force et de domination.

 

Un projet singulier : comprendre la formation des idées
L’enjeu critique de la démarche propre aux premiers idéologues n’est pas de nier le souci de réalisme politique, comme ils en seront accusés, mais de lutter contre l’obscurantisme et les conceptions arbitraires de la pensée. Métaphysique et théologie sont en cause. Maine de Biran rejoint les idéologues, du moins pour un temps. Il le fait en remportant le prix de la Classe des Sciences morales et politiques de l’Institut le 17 messidor an X (6 juillet 1802) par un mémoire qui porte sur le sujet suivant

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