Année après année, les scandales financiers se succèdent, inexorablement. Comme si la loi des hommes, les règles fixées par les régulateurs et le simple bon sens étaient impuissants à juguler les excès d’une industrie, qui fascine, et qui révulse tout en même temps. La question centrale demeure : la finance est-elle pensée comme un outil, dont l’unique objectif serait de servir au partage des richesses, ou bien est-elle vouée à devenir une machine infernale que l’homme lui-même n’arriverait plus à contrôler ?
Y a-t-il par essence quelque chose d’incompatible entre la finance et l’éthique, comme si l’une et l’autre se repoussaient, comme l’huile et l’eau qui peinent à s’unir ? On est tenté de le penser tant l’histoire se répète, ramenant régulièrement sur le devant de la scène des affaires qui en raison des montants en jeu donnent souvent le tournis, comme récemment les activités suisses de la banque britannique HSBC.
Mais la réprobation que suscitent ces scandales à répétition ne peut pas déboucher sur la seule condamnation morale et judiciaire ; il nous appartient aussi, au-delà du jugement, de comprendre comment de telles dérives peuvent avoir lieu. Alors, la finance peut-elle être considérée comme une activité comme une autre ? Est-ce que la réglementation n’est pas toujours à la traine de l’industrie financière ? Il existe une asymétrie forte entre particuliers et établissements financiers tant en termes d’expertise que de moyens humain et financier, comment réduire cette asymétrie ?
Le poids de la sanction
Comme tout autre domaine d’activité, la finance n’échappe pas aux pratiques délictueuses et aux conflits d’intérêts. Ainsi la fusion d’Alcatel et de Lucent en 2006 a été unanimement saluée par les analystes de Goldman Sachs, Morgan Stanley, J.P. Morgan, BNP Paribas… « Tous très bien payés pour écrire que l’opération était bonne » explique Pierre-Henri Leroy du cabinet Proxinvest alors qu’elle se révèlera être une catastrophe au niveau industriel et pour les actionnaires d’Alcatel.
Il y a aussi les phénomènes de consanguinité, bien connus, au sein des conseils d’administration : tel qui siège au comité des rémunérations d’un grand groupe sera enclin à être conciliant concernant le traitement d’un patron qui demain votera en retour dans le bon sens… Et que dire encore des conventions réglementées mal ficelées, des prises de risques tacitement acceptées par une direction qui tourne la tête, des spéculations qui parfois tournent à la course en avant ?
Certes, il y a le garde-fou de la punition ; mais cette dernière arrive quand le mal est fait, souvent trop tard. Alors pour que ces peines soient dissuasives, comme cela commence à être le cas outre-Atlantique, peut-être faut-il des amendes qui se comptent en milliards de dollars. Ou porter le fer au pénal : « je pense à des directeurs de banque qui me demandent : « Qu’est-ce que je risque à titre personnel ? » », rapporte une juriste d’entreprise.
Mais il faut prendre garde à ne pas sombrer dans le fantasme, la finance n’est pas que le terrain de jeu du Loup de Wall Street, c’est aussi le domaine de gens ordinaires. Au-delà des affaires qui défraient la chronique, il convient de dépasser le seul niveau du jugement moral et de comprendre comment de telles dérives sont possibles.
Comment s’explique ce manque de vertu ? Vertu pas uniquement au sens de sagesse, d’altruisme, de vertus morales, mais vertu au sens aristotélicien qui désigne une forme de perfection, d’achèvement. Dans le domaine politique par exemple, au sens où l’entend Machiavel, « la vertu politique » n’est pas nécessairement l’honnêteté, mais la capacité à faire prévaloir son point de vue sans recourir principalement à la force frontale, mais plutôt par la force de caractère. Qu’est-ce qui fait que les hommes dévient des objectifs qu’ils se sont fixés ?
Percer la logique du monde
Le gout du lucre bien sûr, le besoin de reconnaissance ou encore plus trivialement de transgresser les règles. Mais ces facteurs psychologiques n’expliquent pas tout et ne suffisent pas à rendre compte de l’aveuglement de certains opérateurs financiers. Pour comprendre certains dysfonctionnements du secteur, il est intéressant de se pencher sur la façon dont le risque en finance est conçu. À côté d’une conception du risque vu dans un monde continu et un « hasard sage », il existe une autre conception avec un monde discontinu et un « hasard sauvage » pour reprendre les expressions de Benoit Mandelbrot. Nous sommes dans une situation où les opérateurs, les producteurs de Credit Default Swap (les fameux CDS, conçus à l’origine pour s’assurer contre un risque de défaut, donc équivalent à un contrat d’assurance), recourent à des modélisations à base de continuité qui, pour cette raison, encouragent les prises de risque excessives.
Bref on construit avec de « mauvaises pierres » et cette perception erronée de la nature du risque, qui par essence est discontinue, est à l’origine d’une part importante des excès. Une des causes de la crise de 2008 est sans doute liée à un appareillage conceptuel, mental, qui n’était pas apte à faire face au vrai monde, même si évidemment certains comportements soulèvent une question morale et déontologique…
Voilà quelques-unes des réflexions abordées par le groupe de travail Economie et Société, des pistes qui seront formalisées dans le cadre d’un colloque ouvert au public au cours du second semestre de l’année.
Les comptes rendus des auditions du groupe de travail sont consultables sur le site de Franc-Maçonnerie et Société : www.fm-et-societe.fr