Il y a un an je terminais ma chronique par ces mots : « Alors, pour que 2015 ne soit pas semblable à 2014, annus horribilis du retour à l’intolérance, des slogans mortifères et des premières victoires électorales extrémistes, nous sommes quelques-uns et quelques-unes, francs-maçons et franc-maçonnes, à travailler sans relâche pour essayer de redonner de l’espérance, des motifs de croire que l’avenir n’est pas écrit et que les barbares ne gagneront pas. » Un an après, une annus horibilis encore plus horrible a remplacé la précédente. Non seulement la progression de l’extrême droite a continué au travers des élections régionales, mais surtout, le début et la fin de l’année 2015 resteront pour toujours marqués du sceau du sang versé par des innocents, victimes d’un terrorisme barbare issu de notre propre pays.
Pour autant, depuis les terribles évènements, on commence à entendre ici et là refleurir le mot de « Fraternité », dans les interviews des simples passants, chez les personnalités politiques, comme un exutoire, un besoin de rassemblement, de chaleur humaine, comme si ce mot ne pouvait vivre que dans le tragique et dans l’adversité alors qu’il est gravé depuis presque deux siècles aux frontons de nos mairies. Drôle de mot, si difficile à définir… Le mot de fraternité n’a jamais été prononcé dans aucun des discours des grands hommes du XXe Siècle… Il n’est pas dans l’appel du 18 juin, pas chez Churchill « le sang et les larmes… ». Mais rien non plus chez Gandhi dans ses discours sur la non-violence, rien dans le discours du président américain Wilson lors de la création de la Société des Nations en 1918 dont le programme était pourtant la paix dans le monde, rien dans les discours de John Kennedy, celui de 1961 « ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, demandez-vous plutôt ce que vous pouvez faire pour votre pays » ; celui de 1963 non plus sur la réconciliation américano-allemande où il prononça le fameux : « Ich bin ein berliner ». Rien dans le discours du président Sadate à Jérusalem le 21 novembre 1977 pour la réconciliation israélo-égyptienne ; rien dans le discours de Robert Badinter pour l’abolition de la peine de mort à l’Assemblée nationale en 1981 ; rien dans le discours de Yasser Arafat sur « la paix des braves » aux Nations unies en 1988 ; rien dans le discours de Nelson Mandela sur « le temps de soigner les blessures » en 1994.
Seuls Martin Luther King et Jean-Paul II ont employé le mot « Fraternité ». Le fameux discours du Lincoln mémorial de Washington le 28 août 1963 :
« j’ai fait un rêve, qu’un jour, sur les collines de la terre rouge de Géorgie, les fils des anciens esclaves et les fils des anciens propriétaires d’esclaves pourront s’asseoir ensemble à la table de la fraternité. »
Puis Jean-Paul II, le 13 avril 1986 est le premier pape depuis 2000 ans à parcourir un kilomètre, la distance qui sépare le Vatican de la synagogue de Rome. Il vient enterrer la « croix de guerre » avec les juifs : « Chers amis frères juifs et chrétiens, que notre vivre ensemble ne soit pas seulement une coexistence ponctuée de rencontres limitées et occasionnelles, mais qu’il soit animé par l’amour fraternel. Vous êtes nos frères préférés et d’une certaine manière on pourrait dire nos frères aînés. » Il conclura pour une fraternité retrouvée et pour une entente nouvelle et plus profonde entre tous.
Un pasteur et un pape… La fraternité ne pourrait donc être qu’une dénomination d’origine religieuse ? Le mot est si difficile à définir que j’ai même proposé aux frères de ma loge de me donner leur propre définition de la fraternité, et j’ai reçu trente définitions différentes… Je vous livre ma préférée : « les frères, ceux qu’on aime quand même ! » (Elle est bien plus profonde qu’il n’y parait au premier abord et reflète bien la méthode maçonnique, basée sur l’expérience concrète de la vie.)
Dans notre association, « Franc-Maçonnerie et société » nous avons fait le pari depuis maintenant trois ans de faire vivre les valeurs de fraternité comme si la fraternité pouvait se vivre en dehors de la guerre et des religions. Nous aussi, nous avons un rêve, celui de rassembler tous les humanistes, tous les hommes et les femmes de bonne volonté qui refusent de se résigner à la tristesse du monde. Il est amplement temps de montrer l’exemple et de traiter chaque être humain comme s’il était Dieu, de ne pas aimer seulement quelques enfants, quelques parents, quelques amis, dix ou vingt personnes pour chacun d’entre nous dans le meilleur des cas, alors que nous sommes sept milliards à cohabiter sur cette planète ! Faut-il se contenter à l’égard de ceux-là du simple champ de la morale, de la loi ?
Entre l’amitié, la politesse et le devoir n’y a-t-il rien ? Est-il utopique d’imaginer une fraternité en temps de paix où chacun s’essaierait au retrait, à la douceur, à la délicatesse, à l’autolimitation du pouvoir, au sacrifice de quelques petits plaisirs, à l’oubli de quelques petits intérêts ? Cette fraternité qui affleure sous les décombres pourra-t-elle se concrétiser en désintéressement, en amour gratuit, en amour qui donne, mais pas seulement à un ami, mais à l’étranger, mais à l’inconnu ?
La fraternité en tant que principe créateur de valeur, voilà un beau programme pour aujourd’hui… Maintenant que nous avons compris qu’il y a autant de définitions de la fraternité que d’hommes et de femmes sur cette planète, il ne tient qu’à nous : « Yes we can ! » ou « Just do it ! » comme vous voulez, mais c’est à chacun d’entre nous d’écrire SA définition, d’inscrire SA propre vie dans l’édifice de NOTRE humanité.
PS : Dans la lignée de nos appels répétés à l’union des obédiences face aux totalitarismes, « Franc-Maçonnerie et Société » organise le 19 janvier une grande rencontre entre les quatre Grands Maîtres des grandes obédiences françaises : GLFF, GLDF, GODF, DH ; « Après le 13 novembre, quelle refondation pour la République ? »
Nous essaierons de proposer une plate-forme commune d’actions pour rassembler les frères et les sœurs dans un projet concret.