Quelle valeur donner à la vie quand l’horizon semble réduit à ce que nous produisons et consommons ? Une suite de jouissances passagères, aussitôt oubliées ? Co-écrit par la philosophe Monique Castillo et son fils Romain La raison d’agir* à l’opposé d’un nihilisme ambiant porte haut les arguments d’un humanisme d’avenir en réveillant ce qui au plus profond de nous fait sens et nous pousse à l’action. Entretien.
Hélène Cuny : Pour beaucoup de personnes, la spiritualité autrement dit la vie de l’esprit est indissociable du religieux. Qu’entendez-vous par vie de l’esprit et quelle différence faites-vous avec l’intelligence ?
Romain Castillo : Il peut y avoir confusion en effet. L’intelligence nous permet d’expliquer et de comprendre le monde qui nous entoure. Elle adapte les vivants à leur environnement. Fabricatrice, instrumentale, elle porte très loin le pouvoir de maîtriser la nature en ajoutant aux outils matériels les outils mentaux que sont les concepts qui lui permettent d’agir sur les représentations qu’elle se donne de la réalité. La raison transforme le visible en intelligible, elle rend l’inconnu connaissable. Elle est aussi une force critique qui fait se détourner des pseudo-savoirs, des illusions réconfortantes. Mais elle ne peut répondre aux questionnements sur l’existence, domaine où se manifeste la vie de l’esprit. Répondant à des aspirations venues de l’intime, la vie de l’esprit est la source de l’inspiration, qui donne la volonté d’agir. Elle se transmet et porte la vie au-delà d’elle-même. Elle exprime ce qui permet d’enrichir une existence en lui donnant du sens.
HC : Depuis le XVIIIe siècle, le monde occidental s’est peu à peu désacralisé, en même temps que la raison critique a gagné du terrain. Vous parlez de dilemme de la raison allant à l’encontre de la vie de l’esprit. Pourriez-vous expliquer ce phénomène ?
RC : La raison peut donner une si entière priorité à son pouvoir d’expliquer qu’elle en devient l’unique langage de toute réalité, s’imposant comme rationalité instrumentale, engendrant une indifférence, un aveuglement à des aspirations plus profondes. Nous évoluons dans une société qui est devenue instrumentale, calculatrice, c’est-à-dire qui évalue la valeur de l’existence à l’aune des performances réalisées dans nos activités. C’est le cas en entreprise évidemment, mais aussi dans le domaine de l’éducation. Prenons un exemple : lorsqu’on demande à des jeunes pourquoi ils étudient, très souvent ils répondent « parce que ça sert à quelque chose, parce que c’est utile ». L’utilitaire l’emporte donc sur la culture. Depuis plusieurs décennies on assiste à un net recul dans l’enseignement de la littérature, de la poésie, de la philosophie, des humanités. Cette rationalité instrumentale, poussée à l’extrême est devenue la source de l’évaluation de la valeur de la vie lui ôtant par là même son épaisseur et ce qui lui donne tout son sens.
HC : quel est le processus à l’œuvre qui fait que justement on a perdu cette quête de sens ?
RC : Il n’y a pas de réponse toute faite. Ce qui est à l’œuvre c’est probablement le dommage collatéral d’une économie mondialisée qui oblige à mettre l’utile et la performance en priorité de tout, ce qui a bien sûr des conséquences sur la manière dont on conçoit l’éducation. L’école est devenue un lieu d’instrumentalisation des savoirs. En entreprise, l’humain ne cesse d’être évalué et tend à disparaître au profit d’une mécanique qui quantifie tout ce qui est qualitatif (la compassion, l’empathie, la capacité d’écoute, la capacité de conviction) avec pour seul objectif la performance et la compétitivité.
HC : Quel est l’impact de cette évolution de nos sociétés sur la citoyenneté et la démocratie ?
RC : Avant de répondre à votre question, j’aimerais d’abord revenir sur la notion de langage : l’instrumentalisation de nos vies passe aussi par celle du langage. Nous perdons peu à peu le sens d’un langage commun. On croit qu’on parle de la même chose, mais en fait on ne parle pas de la même chose, car les mots ne veulent pas dire la même chose pour chacun d’entre nous. Aujourd’hui que se font particulièrement entendre les revendications sociétales où identitaires, les mots avec le suffixe phobie fleurissent : xénophobie, homophobie, islamophobie, transphobie. Leur usage intentionnellement inadéquat participe de la déformation de l’opinion. Ces mots ne servent ni à penser ni à discuter, mais à soupçonner et à exclure. Les motivations des citoyens ordinaires s’en trouvent profondément affectées : pour quel monde peut-on encore penser et agir ? Le langage n’est pas un simple outil, il est un lieu culturel, il construit une communauté de sens. Amoindrir cette dernière fragilise la citoyenneté, car sans langage commun il ne peut y avoir de volonté d’agir et de construire de biens communs.
HC : Quel serait l’humanisme de demain ? Ou comment retrouver l’étincelle qui nous permettrait d’aller dans la bonne direction ?
RC : Difficile question ! Le concept qui sous-tend le livre est la notion de dépassement de soi. Que ce soit à l’école, dans l’entreprise ou dans l’exercice de la citoyenneté, le dépassement de soi, à ne pas confondre avec la performance, nous pousse à nous réaliser. Il témoigne d’une aspiration de notre esprit à la grandeur, qui est le propre de l’être humain. Le sens moral de l’humanisme consiste à augmenter non pas l’instrumentalité des biens, mais les finalités de l’humain, l’union des hommes pour grandir en humanité dans la communion des projets. Cette idée de grandeur ne va pas sans l’imaginaire et anime cette capacité de se projeter dans l’avenir. C’est sans doute la meilleure réponse que je puisse vous apporter : il faut essayer de retrouver en nous cette énergie qui nous pousse non pas à agir en fonction de l’intérêt immédiat, mais avec la volonté de se dépasser soi-même.
* La raison d’agir, septembre 2023, éditions VRIN. Décédée en 2019, Monique Castillo a laissé un ensemble de notes et de textes, repris par Romain Leroy-Castillo permettant la publication de cet ouvrage. La raison d’agir s’inscrit dans le prolongement de Faire renaissance, une éthique publique pour demain (2016, VRIN) du même auteur.