« Migrants… », « clandestins… », « réfugiés… » Jamais autant qu’aujourd’hui le monde de l’infobésité ne nous a proposé de mots différents pour tenter de qualifier les mouvements de population qui fuient la barbarie. Et il aura fallu le poids d’une seule photo, atroce, pour réaliser que des milliers d’hommes et de femmes sont déjà morts dans des conditions épouvantables.
Aujourd‘hui où il n’y a plus un seul lecteur de journaux dans le métro, ou le trop d’info voisine avec le n’importe quoi, n’importe comment, il convient de traquer les glissements sémantiques. La société d’aujourd’hui est en train de plonger vers une crise du vocabulaire (merci la génération SMS), et comme le dit le philosophe Gérard Rabinovitch vers une carence éthique (comme on pourrait parler de carence alimentaire) et une anomie lexicale.
Le traitement médiatique des mots annonce un alignement de la pensée derrière des concepts qui ne veulent plus rien dire : « démocratie participative », « transition écologique », « TVA sociale… Des mots deviennent à la mode, d’autres ne conviennent pas au politiquement correct : Le mot « intégration », remplacé par le mot « inclusion », les « licenciements collectifs » sont des « plans de sauvegarde pour l’emploi », les familles qui aident leurs enfants à obtenir de bonnes notes à l’école commettent des « délits d’initiés », etc. Quand on ne sait plus agir, on nomme autrement ! La dictature de l’immédiateté, le manque de recul, le triomphe de l’excès de vitesse sont partout. La « télévision cérémonielle », très bien définie par le sociologue des médias Daniel Dayan, ressort du liturgique, avec ses rites, son langage, ses grand-messes, ses prêtres, ses idoles et… ses programmes contemplés à la même heure pour rassembler les individus. On est ensemble parce que l’on a regardé les mêmes spectacles ! Hypothèse rassurante d’une opinion moyenne. C’est le retour à la servitude volontaire de la Boétie. STOP aux excès de vitesse ! Installons quelques radars sur nos chemins de vie ! Savoir trier dans le flux des informations, les analyser et les hiérarchiser exige une qualification. Sur internet, le vrai et le faux, l’invraisemblable et le réel se mélangent allègrement. Or, pour beaucoup, l’écran dit vrai. Du côté de la presse, le choix d’un sommaire, la hiérarchisation des informations, le traitement particulier d’un évènement se décident en fonction de critères qui ne relèvent plus seulement de la délibération rédactionnelle. Le médiatique, tout comme la science, est traversé d’intérêts économiques et politiques, d’effets de croyances, d’opinions révisables, de points de vue approximatifs. Difficile de trouver des messages élaborés et construits dans le bruit de fond ambiant. La subjectivité et le court terme règnent en maîtres.
Aujourd’hui où tout se vaut et où donc rien ne vaut, nous devons revenir encore et toujours à notre méthode maçonnique, à sa rigueur, son impartialité et travailler sur le sens des mots pour aller vers cet impératif éthique. Pourquoi éthique ? Parce que cela suppose de répondre à un impératif du « Bien dire », suivant l’avertissement biblique déjà présent dans le Livre des proverbes, 18-21 : « la vie et la mort sont au pouvoir de la langue. » Albert Camus à Combat, symbole toujours d’actualité de la résistance au politiquement correct et à la facilité de l’époque soulignait déjà : « Mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde. » En d’autres termes, abimer la langue, c’est enlaidir le paysage. À l’inverse, être responsable du langage, c’est porter une véritable responsabilité symbolique et spirituelle.
N’oublions jamais que la langue et les mots peuvent être constitués d’éléments toxiques, comme le disait le philologue Victor Klemperer spécialiste de la langue du nazisme : « Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic, on les avale sans y prendre garde, elles semblent ne faire aucun effet et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique. » Avant lui, Walter Benjamin avait déjà eu ce pressentiment qui vaut encore aujourd’hui : « l’asservissement du langage dans le bavardage aboutit presque inévitablement à l’asservissement des choses dans la folie. » Produire de la liberté d’expression est une chose, accéder à la liberté de connaissance en est une autre.
Toutes ces questions sont étudiées par les loges maçonniques tous les ans. On appelle cela les questions à l’étude des loges et cette année les loges se penchent sur le problème des mots qui ont été préemptés par des organisations. Elles planchent sur des propositions à formuler pour l’humanisme de demain. La franc-maçonnerie nous apprend à penser par nous-mêmes, il faut être courageux pour tenter cette aventure aujourd’hui. « Franc-Maçonnerie et société » a fait des propositions concrètes sur l’éducation à l’usage des médias, sur les droits et devoirs des journalistes ou des communicants qui ne sont pas tout à fait des journalistes, sur les moyens d’identifier l’information, la communication, l’action de lobbying. Nous avons proposé des États généraux de la presse, incluant toute la chaine économique, y compris les diffuseurs qui ont droit de vie ou de mort sur les ventes d’un magazine.
Puisque j’ai commencé cet article sur ce sujet difficile des hommes, des femmes et des enfants qui fuient la guerre et l’horreur, je vous livre une citation de l’Ancien Testament, car c’est aussi la force de la méthode maçonnique de capter dans toutes les traditions la substantifique moelle de l’humanisme : « Tu aimeras l’étranger et tu le respecteras, car tu fus étranger sur une terre qui n’était pas la tienne » (Deutéronome 10,18).