En introduction à l’initiative de FM&S de créer le lien Occident-Orient qui organisera en novembre sa première journée sur les traces d’Antoine Sfeir, nous vous proposons cette chronique de Jean Massad, Grand Chancelier de la Grande Loge des Cèdres et membre fondateur du lien Occident-Orient.
Au commencement était l’Orient
De Babylone à Memphis et Thèbes, de Jérusalem à la Mecque, les dieux se manifestèrent, la Sophia fut bousculée par les différents crédos et autres professions de foi, la raison fit place nette à la foi. La raison ne meurt jamais, mise parfois sous le boisseau, sa Lumière réapparait toujours plus radieuse que jamais.
De l’Andalousie à Constantinople, de Téhéran à Damas, de la Sicile à la Grèce, les mondes grec et latin, araméen et arabe, égyptien et perse se succèdent et se guerroient au fil des siècles.
En Andalousie du VIIIe au XVe siècle, une civilisation unique, non-violente rayonne sur toute la région et même au-delà. Elle devient le centre des arts et des industries, le phare des sciences et des lettres. Ses universités à Cordoue, Séville et Grenade sont les agoras d’étudiants, de savants et hommes de lettres venus d’Orient et d’Occident. Ces scientifiques, lettrés, théologiens, philosophes, historiens, médecins, géographes, concurrencent à l’époque leurs homologues de Syrie, de Perse, d’Égypte et de Mésopotamie. C’est le triomphe de la raison.
Trois moyens ont contribué à ce développement :
Le premier est la présence des hommes de lettres du Machrek qui imprégnèrent la culture andalouse d’orientalisme.
Le deuxième est le départ d’Andalous vers l’Orient qui vont approfondir leurs connaissances et revenir pour transmettre les savoirs acquis.
Le voyage vers l’Orient devient alors un critère de jugement du savoir.
Apparut ensuite une génération de scientifiques qui écrit, traduit et publie des livres.
Le troisième moyen fut la compilation et la traduction d’ouvrages d’Orient et d’Occident, notamment les livres grecs. Médecine et philosophie se complètent chez les savants andalous comme elles se sont complétées chez les Grecs.
Dans ce contexte culturel nait à Cordoue en 1126 Ibn Ruchd connu sous le nom d’Averroès. Il fut sans conteste le plus grand philosophe de son époque. Nommé Juge (Cadi) de Séville, il commente et résume une partie de la philosophie d’Aristote, De Anima. En 1182, nommé Juge de Cordoue il complète alors son étude sur la philosophie d’Aristote. Depuis le Moyen Âge, le Grand Commentaire d’Averroès au De Anima d’Aristote n’était connu des philosophes que dans sa version latine. Pour Averroès la philosophie ne contredit pas la loi divine qui appelle à étudier rationnellement les choses. Son ouvrage Incohérence de l’incohérence est une réponse à El-Ghazali penseur et philosophe mystique qui mit la foi et la pratique au centre de toute pensée.
À la mort du prince, Averroès est livré à ses ennemis ; accusé d’athéisme, il est jugé et exilé, pardonné par le prince suivant il meurt en décembre 1198.
De nos jours, le retour aux sources littérales du VIIe siècle a trucidé cet âge d’or de la pensée et de la liberté. Un vigourisme nihiliste ambitionne de guider la « Oumma ». Le dieu est bien installé dans la Cité.
Et l’Orient bascula
À chacun sa foi, la raison et la cité pour tous.
Frédéric II, empereur d’Allemagne encourage la traduction de l’œuvre d’Averroès. À sa mort la philosophie et les ouvrages d’Averroès ainsi que les explications latines d’Aristote furent publiés et diffusés à travers toute l’Europe. Ces publications ouvrirent la porte de l’Europe à la philosophie grecque.
La philosophie rationaliste développée au XIIe siècle par Averroès a contribué à la séparation entre foi et connaissance, religion et philosophie. Pour lui comme pour Aristote, le monde est éternel ; l’éternité du monde est une nécessité en raison de l’éternité de l’espace et du temps. La nature devient intelligible et la connaissance est celle des causes. Ainsi la raison doit chercher les causes. Nier la causalité, c’est nier la raison et ignorer la science. « On ne peut comprendre et interpréter le monde par la religion seule, il faut avoir également recours à la raison, il faut les deux. »
« La religion formule des réponses définitives ; la raison n’est jamais une réponse, mais toujours une question. »
« La seule fonction de la raison est de découvrir la causalité, et celui qui nie la causalité, nie la raison et méconnaît la science et la connaissance. » C’est ce qu’écrivit Averroès dans son fameux ouvrage Incohérence de l’incohérence.
Thomas d’Aquin fulminera contre les « averroïstes », qu’il considérera comme des enseignants de philosophie voulant se libérer de la tutelle de l’Église pour penser comme ils veulent. Et Averroès n’est qu’un prétexte. L’averroïste était celui qui, comme croyant, soutenait que ce que disait la religion était vrai, mais comme philosophe pensait que c’était faux. C’est la forme médiévale de la langue de bois. Le « Et, pourtant, elle tourne » de Galilée annonce l’aube des Lumières et la réhabilitation de la raison.
Et ce fut l’Occident.