À Québec, s’est créée en 2017 la loge Terre des Hommes, rattachée à la Fédération canadienne de l’Ordre Maçonnique Mixte International Le Droit Humain. Dans un pays où la franc-maçonnerie reste assez mal connue, et où règne un certain conservatisme, les membres de la toute nouvelle loge ambitionnent de porter haut humanisme et universalité. Entretien avec Nathalie, vénérable maître de la loge.
Propos recueillis par Hélène Cuny
Hélène Cuny : Qu’est-ce qui a motivé la création de Terre des hommes ?
Nathalie : Je faisais partie de la loge La libre pensée du Droit humain implantée ici depuis une vingtaine d’années (10 loges pour 150 membres). Au fil du temps, nous étions quelques-uns à ne plus être en adéquation avec le contenu des travaux : un certain ronronnement s’était installé. Nous voulions plus de fond, plus de rigueur aussi (ne pas arriver en teeshirt), de vraies agapes. Notre projet s’est concrétisé et l’allumage des feux a eu lieu le 24 mars 2018 au temple de Montréal lors d’une tenue de la loge Mozart à laquelle Terre des Hommes est souchée.
HC : Pourquoi avoir choisi ce nom ?
N : Dans Terre des Hommes, on trouve les notions d’universalité et d’hospitalité. Nous souhaitons que notre loge regroupe des hommes, des femmes d’horizon social, culturel et professionnel diversifié. Terre des Hommes renvoie au roman de Saint-Exupéry, ce grand aviateur, reporter, écrivain et poète. Son œuvre la plus connue, le Petit Prince met en scène un enfant dont le séjour sur la Terre s’apparente à un chemin initiatique. Terre des Hommes, c’est aussi le titre de l’exposition internationale des Beaux-Arts qui s’est tenue à Montréal en 1967. Une manière de sublimer l’art et son caractère universel.
HC : Quel est justement l’horizon social de vos membres ?
N : nous accueillons tous les âges, toutes les professions et toutes les cultures, ce qui n’est pas rien, car Québec est essentiellement blanc. Il y règne un nationalisme très fort trouvant son origine dès le XVIIIe siècle dans la résistance à la domination anglaise. Elle s’est peu à peu transformée en lutte contre l’étranger. Parmi nos membres dont il faut souligner la moyenne d’âge de 36 ans, nous comptons ainsi un Belge, un Togolais, une Torontoise d’origine hongkongaise, une musulmane française venant du Maroc, un québécois d’origine polonaise. Aujourd’hui Terre des Hommes affiche une vingtaine de membres. Bien entendu, les visiteurs de passage à Québec sont les bienvenus !
HC : Comment est perçue la franc-maçonnerie au Québec ?
N : Dans un contexte social très catholique et conservateur — le crucifix n’a été enlevé de l’Assemblée nationale qu’en juin 2019 ! — les préjugés sur la franc-maçonnerie ont la peau dure. L’église de scientologie a, elle, en revanche, pignon sur rue. Elle a même figuré dans les guides touristiques en tant que représentante de la culture québécoise. De quoi faire bondir ! Certains pensent encore que les francs-maçons réalisaient dans des temps pas si anciens des sacrifices humains… Je préfère que la franc-maçonnerie ne soit pas connue plutôt qu’on y rattache toutes ces croyances d’un autre âge.
HC : N’est-ce pas un défi de créer une loge dans de telles conditions ?
N : Bien sûr ! Il l’est d’autant plus que sur le continent nord-américain, la maçonnerie dite régulière est majoritaire. Nous ne sommes donc pas forcément bien vus. Mais, à l’impossible nul n’est tenu ! Au cours des recrutements, qui ne se font que de bouche à oreille, je me fais appeler Antoine ! Nous ne recevons pas de demandes directes ; au Québec, cela parait tout simplement inconcevable. Le défi a aussi été d’ordre pratique : nous n’avions au départ pas de temple ; deux frères ont acheté un duplex qui a été réaménagé pour nos travaux. Mieux vaut un petit chez soi qu’un grand chez les autres…
HC : Quel est votre objectif ?
N : Il s’agit avant tout de faire rayonner nos valeurs, de créer un sentiment d’appartenance et de fraternité. Nous cherchons à promouvoir une forme de liberté, liberté entendue comme respect de choix liés à un engagement, et détachée du dogme. Le progrès commence par un travail sur soi dont le bénéfice s’étend à l’humanité. Dans notre conception, il ne s’agit pas d’aller se battre pour des valeurs ou signer des pétitions. Ce n’est pas l’esprit au Québec. Lors des accommodements raisonnables, il y a 15 ans, la libre pensée s’était mobilisée contre cette politique, mais cela n’a pas eu le poids que cela peut avoir en France.
HC : Quels sont les sujets que vous traitez en loge ?
N : Nous abordons des sujets très variés, mais tenons à travailler à parts égales sur des sujets de symbolisme et de société. Nous avons par exemple abordé le thème du… lancer de nain, qui sous-tend la question de la dignité humaine. Cette pratique née sur le continent nord-américain reste populaire et n’est pas interdite au Canada. La question serait la même pour la prostitution. Dans un pays néolibéral comme le Canada, on ne rentre pas dans la vie privée des gens. Sans doute parce que nous sommes quelques Européens au sein de la loge, nous avons à cœur d’aborder des sujets mettant en jeu la dignité humaine. Dans la lignée des questions à l’étude des loges, nous avons lancé trois réflexions collectives, édité un livret de l’apprenti et du compagnon. Comme vous pouvez le constater, nos projets ne manquent pas et même s’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir nous sommes fiers aujourd’hui du travail accompli.