Tous les compagnons et passionnés d’histoire des compagnonnages connaissent la célèbre « grenouille de Narbonne ». Mais au-delà du conte popularisé par Mistral, que savons-nous exactement de cette « remarque compagnonnique », c’est-à-dire de ce détail dont la description permettait au compagnon de justifier de son passage par telle ou telle ville ? L’exploration des sources la concernant illustre bien le phénomène de fabrication permanente des légendes compagnonniques à l’époque moderne.
Rappelons tout d’abord les grandes lignes du conte publié par le célébrissime Frédéric Mistral (1830-1914), « La Granouio de Narbouno », rédigé à Maillane le 17 septembre 1889 et publié la première fois dans l’Armana prouvençau de 1890.
L’histoire met en scène Pignolet, un compagnon menuisier surnommé « la Fleur de Grasse » qui rentre de faire son tour de France, et le vieux Pignol, son père, qui l’interroge sur ce périple qu’il a accompli en quatre ans, trop rapidement à son goût. S’ensuit la description par Pignolet des « remarques » (curiosités, souvent architecturales) qu’il a vues à Toulon, Marseille, Aix, Arles, Saint-Gilles, Montpellier… Mais arrivé à la description de ce qu’il a vu à Narbonne, il omet de parler de la grenouille du bénitier de l’église Saint-Paul, prétextant, face à la colère submergeant alors le père Pignol, que la chanson des compagnons n’en disait rien. Son père le chasse, lui disant de ne revenir que lorsqu’il aura vu la célèbre grenouille. Pignolet repart à l’aube pour Narbonne où il arrive une semaine plus tard, exténué, les pieds meurtris. Il fonce aussitôt à l’église. Voici les dernières lignes du récit de Mistral (dont, pour la saveur de la langue, j’ai conservé en provençal l’avant-dernier paragraphe) :
« Au fond de la vasque de marbre, en effet, sous l’eau claire, une grenouille rayée de roux, si habilement sculptée que vous l’eusse dite vivante, regardait à croupetons, avec ses grands yeux d’or et son museau narquois, le pauvre Pignolet venu de Grasse pour la voir.
“— Ah ! sacro saloupeto ! — cridè tout-à-n-un-cop, feroun, Iou menusié, — ah ! ‘s tu que m’as fa faire, emé Iou souleias, dous cènt lègo de camin ! … Vai, te rapelaras de Pignoulet de Grasso, de Pignoulet la Flour do Grasso !”
Cela dit, le sacripant tire de son paquet son maillet et son ciseau, et pan ! d’un coup de maillet il fait sauter la grenouille… L’eau bénite, soudain, comme teinte de sang, devint rouge, dit-on… Et voilà comment périt la grenouille de Narbonne. »
On constate en effet que la grenouille est amputée de sa patte avant droite, ce qui forme le prétexte pour que le récit en explique le pourquoi.
Une chaîne d’emprunts
En réalité, Frédéric Mistral reprend l’œuvre d’un félibre narbonnais, Hercule Birat (1796-1872), ayant conté l’histoire de la grenouille dans un long poème en occitan narbonnais rédigé 33 ans plus tôt, en 1856. Dans sa version, le fautif est un tailleur de pierre. Cela permet de mieux comprendre pourquoi, chez Mistral, le compagnon porte un surnom caractéristique de tailleur de pierre et non de menuisier du Devoir !
Voici en résumé la version de Birat : un vieux sculpteur de Nancy envoie son fils faire son tour de France et lui recommande de s’arrêter à Narbonne pour y admirer la fameuse grenouille. Calisto voyage durant plusieurs années, mais oublie d’aller voir la grenouille. Quand, son tour terminé, il rentre à Nancy et que, racontant son périple, son père constate l’oubli, il le renvoie avec colère à Narbonne. Furieux de cette mésaventure, Calisto reprend le long et dur chemin et, deux mois plus tard, quand il voit enfin la grenouille, il la frappe violemment d’un coup de ciseau et lui casse la patte. Aussitôt l’eau bénite se change en sang et un bruit effrayant se fait entendre. Le jeune homme épouvanté est atteint de folie et meurt un an après.
Mais Hercule Birat a lui-même emprunté la trame de son histoire à une tradition locale que rapporte l’érudit nîmois Jean François Aimé Perrot (1790-1867) dans une note publiée en 1840. Visitant l’église Saint-Paul, on lui fit remarquer la grenouille sculptée au fond du bénitier et voici ce qu’on lui raconta :
« Un ancien maître compagnon forgeron […] s’était établi dans le Poitou. Il eut un fils […] Le père était dur, et l’infortuné jeune homme fut obligé de […] faire aussi son tour de France. […] Dès son arrivée, le père s’empressa de le questionner et de lui demander ce qu’il avait vu de plus remarquable dans chaque ville ; enfin, s’il avait vu la fameuse grenouille de Narbonne ? Le fils dit que non ; le père furieux le menace et le force de repartir. Le jeune homme revient sur ses pas, et, en arrivant chez la mère des compagnons, il demande au premier ouvrier de lui faire voir cette malencontreuse grenouille. Celui-ci prévint ses amis, et dès le lendemain on fut à l’église. On lui dit de regarder dans le bénitier ; mais celui qui lui montrait la grenouille du doigt, lui jeta à la figure autant d’eau bénite qu’il en put soulever ; (cela s’appelle donner le baptême à un apprenti.) Le jeune homme en colère, non de la scène qui fit rire ses amis, mais d’avoir été forcé de recommencer un voyage pour si peu de chose, prit son marteau et frappa un rude coup sur la grenouille d’où l’on vit aussitôt jaillir du sang… Le jeune ouvrier retourna dans son pays où il mourut au bout d’un an, ce qui fut attribué à son sacrilège. »
Par certains détails, ce récit témoigne d’une connaissance du monde compagnonnique ne devant rien à la lecture du Livre du Compagnonnage de Agricol Perdiguier, publié la même année et n’évoquant pas le batracien. Le métier de forgeron est bien plus cohérent pour ce qui est du coup de marteau sacrilège, d’autant que la production rituelle d’eau lustrale, qui comprend l’extinction d’un charbon ou d’un fer ardent dans l’eau, était autrefois, d’après mon ami et frère Provençal la Bonne Enclume, compagnon ferronnier qui s’est éteint fin 2021, une des attributions sacrées des forgerons.
Signalons enfin que la grenouille de Narbonne est célèbre, mais qu’elle n’est pas unique. On en rencontre dans plusieurs bénitiers des Corbières, quelquefois taillés dans le marbre rouge du Languedoc (ce qui a sans doute à voir avec la mention de l’eau teintée de sang de la légende). Je citerai par exemple celle de Montjoi (11), celle de Fonfroide (11), datant, semble-t-il, toutes les deux du milieu du XVIIe siècle, et les deux de l’église Saint-Roch à Montpellier, datant du XIXe siècle et assez probablement réalisées en référence à leur célèbre aïeule de Narbonne, qui daterait du milieu du XVIe siècle.
Quels que soient les détails du récit « compagnonnique » primitif, sans parler de l’origine même du symbole de la grenouille dans le bénitier dont il existe aussi plusieurs légendes et hypothèses, ce qui m’importe ici, c’est de montrer que la tradition supposée orale et multiséculaire des compagnons se nourrit en fait, en permanence, des écrits et des modes. Proche des compagnons du Devoir de son époque, Mistral a ainsi totalement fait oublier avec sa version le poème emprunté à Birat, lequel s’était lui-même inspiré d’une tradition locale relative au baptême des compagnons.