Lorsque Macintosh apparaît en 1984, beaucoup de Français y voient un gadget et ignorent ou feignent d’ignorer le monde qui s’annonce : celui de la liberté de communiquer. Une liberté déclarée avec emphase dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme puis sans cesse affirmée entre 1881 et 1944 par une succession de lois portant sur le droit à l’information ou à la liberté d’expression. Les francs-maçons, porteurs de cette valeur fondamentale de l’humanisme, laissent de côté le débat sur l’émergence de l’informatique dans la vie quotidienne ; il est alors de bon ton de considérer le « personal computer » comme un outil professionnel. Puis vint, dès 1986, le temps d’Internet. En France ce fut le réseau Calvados. Là encore, les « fous de puces » furent considérés comme de gentils utopistes et… les francs-maçons ne traitèrent pas du sujet.
En l’espace d’une vingtaine d’années, le minitel disparut (trop tard) pour laisser place au « PC » puis à l’ordinateur portable puis au « smartphone ». La civilisation numérique devint une réalité. Les francs-maçons la vivent désormais avec plus ou moins de bonheur, avec plus ou moins de réticences. En tout cas ils ne peuvent plus l’ignorer et se trouvent obligés de la vivre au même titre que tous leurs contemporains. Des sœurs et des frères dénoncent les méfaits d’Internet qui serait responsable du pire : pornographie, prostitution, rumeurs, délations, vulgarités, terrorisme… Ce qui est rigoureusement vrai de même que cela est vrai dans la vie quotidienne depuis des centaines d’années. Il faut dire une chose simple : Internet c’est la vie. Avec ses beautés et ses horreurs. Ce qui a changé est l’accès du plus grand nombre à ces sujets de violence et de laideur. De même que le plus grand nombre a désormais accès au savoir universitaire, aux musées ou aux voyages, c’est-à-dire aux informations de toute nature selon ce que chacun souhaite. Mais aussi de communiquer et partager avec des habitants de la terre entière. Internet a généré des horreurs, mais, il faut le souligner, des millions de sites diffusent le savoir, appellent au partage, facilitent la citoyenneté et mobilisent les énergies en fraternité. L’erreur de penser Internet en termes de média a été catastrophique dans la compréhension du phénomène. Lorsque la vie réelle s’inscrit dans la vie virtuelle puis que l’une et l’autre se rejoignent pour faire naître non pas l’Homo eroticus de Michel Maffesoli, mais un Homo numericus, les termes anciens de définition de la vie civilisée doivent être reconsidérés d’urgence. Ce chantier immense, vital et d’avenir, semble être laissé à l’abandon par la franc-maçonnerie alors qu’elle se donne pour but de travailler au bonheur de l’humanité. Désormais le progrès humain s’inscrit dans la civilisation numérique. Dans peu de mois, de nouveaux outils et de nouveaux espaces augmenteront notre vie numérique : télémédecine, télévision connectée, e-gouvernement, vulgarisation de l’impression 3D, e-car et tant d’autres innovations qui poursuivront le changement de l’humain, accroîtront l’espérance de vie et transformeront beaucoup de comportements.
Par ailleurs, nul ne peut ignorer que cette civilisation numérique porte des dangers immenses : réduction des libertés individuelles, émergence de guerres planétaires à l’instar de celle des « nazi-islamistes »* ou islamistes radicaux renvoyant à Boko Haram et l’Etat Islamique, perte de repères moraux ou encore recherche du profit immédiat. Le danger de « déshumanisme » existe. Nous pouvons le constater chaque jour. Les francs-maçons devraient se mobiliser pour combattre ces dangers, hors de toute querelle de chapelle.
Travailler sur l’éthique des médias numériques, sur les nouvelles voies de fraternité ou sur les formes innovantes de solidarité comme celle de l’économie du partage, n’est-ce pas la vocation de la franc-maçonnerie ? Élever l’esprit de tout être exige de se préoccuper de sa vie quotidienne à l’instar des moines qui pour bien prier s’adonnent à la vigne et à l’établi. Les francs-maçons, qui ne sont pas des moines, restent absents depuis trop longtemps des enjeux de la société et encore plus de ceux de la civilisation numérique. Il ne suffit pas d’entretenir des blogs, des sites web ou des newsletters ! Certes c’est le minimum que doivent faire les obédiences pour oser enfin aborder les vrais sujets numériques en lien avec les valeurs maçonniques de liberté, de fraternité et d’égalité. En effet, si l’on veut bien considérer que le Docteur Folamour n’est jamais très loin du Professeur Nimbus, il est urgent que la franc-maçonnerie devienne une force de proposition humaniste dans le concert des technologies affolées par la puissance numérique. Mobiliser des Sœurs et des Frères sur ces questions afin d’aboutir à une réflexion puis à des propositions nettement revendiquées comme d’essence maçonnique nous paraît essentiel à l’heure où la civilisation numérique brouille les esprits. Le formidable engouement pour la spiritualité et la philosophie devrait inciter à une démarche dynamique des francs-maçons. Nous l’appelons de nos vœux pour rester fidèle à l’engagement de travailler au progrès et au bonheur de l’humanité.
* Ce nom est apparu lors d’une campagne lancée par le parti conservateur danois, au printemps 2015 qui considère que l’islam radical “appartient à la même famille et partage de nombreuses idées similaires avec le nazisme”. L’islam radical concerné est celui pratiqué par Boko Haram et l’Etat Islamique. Pour l’ancien député Naser Kader « l’islamisme nazi doit être combattu et éliminé » (propos publiés dans un article du journal Århus Stiftstidende, 13 avril 2015).