Société

Des cathares au Saint Graal La construction d’un mythe moderne

Sept siècles après avoir combattu les cathares dans les conditions que l’on sait, l’Église catholique vient de leur demander pardon. Par delà l’idée, souvent mythifiée et teintée d’ésotérisme que l’on se fait aujourd’hui de cette hérésie médiévale, cet acte de repentance traduit la permanence du sentiment selon lequel, toutes les identités, y compris celle que se donnent les francs-maçons reposent sur l’idée que l’enfer, ce sont toujours les autres.

C’était le 16 octobre dernier dans l’église du village ariégeois de Montségur, trop exigüe pour accueillir les centaines de personnes, pour la plupart n’allant jamais à la messe, venues assister à un événement qui, en d’autres siècles aurait bouleversé la chrétienté.  Mais en ce jour d’automne, cet acte solennel de « repentance » est juste passé pour ce qu’il était : une cérémonie folklorique destinée à conforter un « occitanisme » prenant racine sur le terreau d’une identité religieuse « cathare » construite à l’époque moderne. Pourtant, le catharisme avait tout autant touché le nord de la France et y fut tout aussi cruellement réprimé que dans le Languedoc (voir encadré).

Événement à portée folklorique, donc, puisque limité à la catholicité ariégeoise. Ce n’était pas, en effet, l’Église universelle, qui demandait pardon, mais, comme cela fut dit pendant la cérémonie, les représentants des catholiques ariégeois : « Nous, croyants catholiques qui sommes en Ariège demandons pardon à notre Seigneur, mais aussi, à tous ceux que nous avons persécutés (…) » Touchantes paroles ! On comprend mal, cependant, le sens d’un pardon formulé par une église dont la légitimité contemporaine se fonde sur une histoire qu’elle renie. Pas plus que l’on ne peut comprendre en quoi, sept siècles plus tard, l’acte de repentance de l’église ariégeoise peut soulager la souffrance de ceux qu’elle a persécutés. À moins, bien sûr de croire aux revenants et aux fantômes qui, par le moyen du culte du souvenir et du devoir de mémoire, semblent hanter bien davantage la conscience des peuples que le besoin de fraternité entre vivants. « Ce pardon, je le soutiens, mais c’est une histoire interne aux catholiques. Ça leur fait plaisir, pour qu’ils se sentent mieux d’avoir perpétré un massacre » devait déclarer à l’issue de la cérémonie du 16 octobre Éric Delmas, secrétaire de l’association « Culture et études cathares », se présentant lui-même comme un cathare du XXIe siècle.

Au fait, qui étaient ces hérétiques que l’on appelle aujourd’hui cathares, mais qui, de leur temps ignoraient ce mot ? Le terme cathare ne s’est généralisé pour désigner les hérétiques du Languedoc et d’ailleurs que depuis le XIXe siècle. Ce ne fut pas pour autant une invention. Plutôt une résurrection. On propose souvent une origine grecque : le terme catharoi — καθαροί — qui signifie « pur ». Il est employé dans le huitième canon du  1er concile de Nicée (318 de l’ère vulgaire) et désigne les Novatiens, ces « intégristes » qui refusaient le pardon des apostats et l’admission aux sacrements des meurtriers et des adultères. Pour le Moyen-Âge, plus ancien document connu dans lequel apparaît le terme cathare est un acte de Nicolas, évêque de Cambrai (1164-1167), qui enregistre la condamnation portée par les évêques de Cologne, Trèves, Liège, entre 1151-1152 et 1156, contre un clerc, Jonas, « convaincu de l’hérésie des cathares ». Sans préciser la nature de l’hérésie.

 

Les adorateurs du chat noir

En 1163, on retrouve le même emploi dans un sermon de l’abbé Eckbert de Schönau pour désigner les hérétiques de Rhénanie. Dans son manuscrit de 1164, Liber contra hereses katarorum, il reprend le terme, mais l’emprunte à saint Augustin qui employait le vocable catharistae pour désigner les adeptes du dualisme manichéen. Mais si les cathares dont parle Eckbert critiquaient la hiérarchie ecclésiale, ne consommaient pas de viande et se voulaient chastes, ils ne constituaient pas pour autant une contre église. Du reste, les contours du catharisme sont aussi difficiles à définir géographiquement que doctrinalement. Bogomils en Bulgarie et dans les Balkans, patarins en Italie, bougres et tisserands en France, leur principal point commun semble être leur contestation de l’autorité comme de la légitimité du clergé et, par voie de conséquence, d’avoir fait l’objet d’un acharnement de l’église à les diaboliser.

C’est donc parce que la doctrine cathare est, sinon fort vague, du moins mal définie, que les contours sémantiques du terme qui la désignent sont sinueux. À la pureté qu’évoque le terme catharoi, on oppose son contraire : l’impureté du katarroos, le catarrhe terme médical désignant une affection avec écoulement. Pour les diaboliser, on fait des hérétiques des adorateurs du chat — catus en latin — noir de préférence, selon le théologien du XIIe siècle Alain de Lille qui l’emprunte à l’Anglais Walter Map : « Alors descend d’une corde pendue au milieu un chat noir d’une taille étonnante (…) ils le baisent chacun, beaucoup sous la queue, la plupart aux parties honteuses (…) ». Évocation féline que facilite la proximité en allemand du mot katz, qui désigne le chat, du terme ketzer qui nomme l’hérétique. Les hérétiques baisent donc le derrière du chat avant de se livrer entre eux à toutes sortes de turpitudes. Et où commettent-ils ces infamies ? Dans une synagogue nous révèle Walter Map. « Voilà donc le fin mot de l’histoire, les cathares étaient des juifs puisqu’ils se réunissaient dans des synagogues, et inversement ! » écrit Gérald Messadié dans son « Histoire générale de l’antisémitisme ».

Seule chose certaine quant à l’usage du mot cathare, ce dernier n’est employé dans le Languedoc médiéval, ni par ceux que l’on désigne aujourd’hui sous ce nom, ni par l’Inquisition chargée de les interroger. C’est le terme plus général d’hérétique, parfois celui d’Albigeois, quoi qu’Albi ne fut jamais le centre de l’hérésie, qui est le plus en usage.

C’est dans la nature même de toute religion constituée qu’il faut rechercher la cause de l’hérésie. Toute doctrine à portée universelle génère nécessairement des contradictions nées de la gestion d’intérêts opposés. Si le mot religion dérive du verbe religare – relier –, les liens de la religion, qui se fondent sur des croyances aussi incroyables que discutables, ont naturellement tendance à devenir plus lâches qu’à se resserrer. Surtout lorsque ces liens paraissent n’avoir d’autre utilité que de faire prospérer une caste.

C’est pourquoi, à toutes les époques, des voix s’élèvent pour réformer la religion en invoquant une pureté doctrinale originelle, ou prétendue telle, qu’il convient de restaurer. Fut-ce au prix des rigueurs de l’intégrisme. C’est très exactement ce qui arriva à la chrétienté au début du XIe siècle lorsque l’église entreprit le grand mouvement de remise en ordre et de retour aux sources connu sous le nom de Réforme grégorienne. En s’opposant aux princes, allant jusqu’à excommunier l’empereur Henri IV, la papauté entendit restaurer son pouvoir unificateur en prétextant de la primauté du spirituel sur le temporel. La réforme, qui durera plus de deux siècles rendait le clergé plus indépendant, formulait le droit canon, incitait à la pauvreté des clercs, instaurait le célibat des prêtres, renforçait la parole évangélique. Rien d’étonnant donc, que dans ce mouvement général, certains aient accusé l’église de manquer de zèle dans la dénonciation des vices qui la rongeaient.

En ce sens, le catharisme fut bien davantage un intégrisme chrétien qu’une hérésie. Mais en se voulant plus chrétiens que l’Église « officielle », les intégristes du XIIe siècle se heurtèrent fatalement au centralisme autoritaire romain qui voulait précisément réduire les féodalités religieuses. Ce qui explique que l’une des principales tâches de l’Inquisition fut de faire avouer aux hérétiques l’existence d’une « contre-église ». Pour cela on eut recours à l’arsenal hérésiologique légué par les pères de l’Église qui combattirent l’arianisme et le manichéisme dans les premiers siècles du christianisme. Y eut-il, comme on l’a soutenu, et on le soutient encore, une contamination balkanique en Languedoc au XIIe siècle ? Rien ne le prouve aujourd’hui.

En ce qui concerne la connaissance précise de la théologie, ou de l’absence de théologie cathare, on n’est à peine plus avancé. Et ce pour une raison évidente : à la différence de ce qui se passa trois siècles plus tard pour la Réforme, les hérétiques du Languedoc ne disposaient pas de l’imprimerie pour affirmer canoniquement leurs thèses et leurs doctrines. Celles-ci furent donc propagées, pour l’essentiel oralement, avec toutes les approximations, interprétations, rajouts et omissions que suppose ce mode de transmission.

 

Doctrine cathare

Les évangiles, et plus particulièrement celles de Jean et de Luc, traduites en langue vulgaire sont les principales sources de l’enseignement « cathare », les manuscrits plus spécifiques sur la doctrine étant rares, les sources d’une hérésie qui considérait le monde comme une création mauvaise étaient directement tirées de la bible : « N’aimez point le monde, ni les choses qui sont dans le monde ; si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est point en lui. Car tout ce qui est dans le monde, savoir, la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, et l’orgueil de la vie, ne vient point du Père, mais vient du monde » (1 Jean, 2 : 15-16)

 

La principale source documentaire sur le « catharisme » est donc constituée par la somme considérable de dépositions, témoignages, interrogatoires et commentaires accumulés par la sainte Inquisition chargée de combattre l’hérésie languedocienne. Confiée aux Dominicains et aux Franciscains dans les années 1230, l’inquisition languedocienne est menée le plus souvent par des prélats venus du Nord qui sollicitent des interprètes pour transcrire les réponses données dans les différents patois locaux. Exception notoire, les dossiers instruits entre 1318 et 1325 par l’évêque de Pamiers Jacques Fournier, qui sera élu pape en Avignon sous le nom de Benoît XII en 1334, sont d’une précision remarquable et constituent la source la plus fiable sur la réalité sociologique de l’hérésie. Conservé à la bibliothèque vaticane, ce document, traduit par Jean Duvernoy, a notamment servi à Emmanuel Leroy-Ladurie pour l’écriture de son remarquable récit : « Montaillou, Village occitan ».

 

Une anti-église élitiste

Compte tenu de ses multiples aspects, au nord et au sud de la France, dans la vallée du Rhin, dans les Balkans et en Lombardie, le catharisme — gardons le terme par commodité d’emploi — s’il n’est par une contre église, serait plutôt une anti église, en ce sens que les valeurs chrétiennes dont il se réclame sont interprétées et présentées dans une série d’acceptions contredisant systématiquement celles proposées par l’église officielle. L’institution est fortement hiérarchisée ? Les cathares limitent la hiérarchie à un ou deux degrés tout au plus. L’église et ses princes sont riches ? Les cathares prêchent la pauvreté. L’église assoit son autorité en dispensant ses sacrements ? Les cathares récusent les sacrements à l’exception du consolament, tout à la fois baptême, ordination et extrême onction. Les clercs transigent fréquemment avec la chasteté ? Les cathares font de celle-ci une vertu première, car l’acte de chair conduit à la perpétuation du monde mauvais. L’église interdit la consommation de viande le seul vendredi et en carême ? Les cathares sont végétariens et font maigre tous les jours. L’église exalte le salut par les actes dans cette vie ? Les cathares pensent que le salut ne peut advenir qu’au terme d’un retour au néant d’où est issu ce monde. Les catholiques prêtent serment et jurent, les cathares réfutent tout serment et s’interdisent de mentir. Ainsi, dans le processus d’élaboration de l’hérésie cathare, ce n’est pas la doctrine qui structure une communauté, mais plutôt l’opposition radicale à une église jugée corrompue qui forge peu à peu la doctrine d’une pureté évangélique absolue. Du rejet de l’institution, on passe insidieusement au rejet de sa doctrine. Ou tout au moins à une réinterprétation radicale de la doctrine chrétienne.

Pour les cathares, une réalité s’impose : le monde est souffrance, le mal y sévit et ceux qui sont chargés d’appliquer la doctrine du bien se comportent mal. Conclusion logique, le Bon Dieu de l’évangile ne peut avoir créé un monde mauvais et ceux qui le prétendent sont des menteurs. Bien qu’une influence directe du manichéisme et du paulicianisme ne se retrouve ni dans les écritures cathares ni dans les registres de l’Inquisition, l’analogie, sinon le cousinage est réelle. (voir encadré) Les mêmes causes entraînant les mêmes effets, sans doute faut-il se contenter d’expliquer cette analogie par une même réaction de rejet de l’institution ecclésiale en différents foyers d’hérésie au sein de la chrétienté, sans qu’aucun lien entre ces derniers n’ait été prouvé à ce jour.

Pour les cathares du Languedoc, les Tisserands du nord de la France, les Patarins d’Italie et les Bogomils des Balkans, une lecture fondamentaliste du Nouveau Testament aboutit à une dichotomie radicale entre le royaume de Dieu et du Ciel, perfection absolue, et le monde matériel terrestre, corruptible, et éphémère. L’origine du mal ne pouvant être attribuée à l’action d’un Dieu suprêmement bon et parfait, elle ne peut être que l’œuvre d’un principe mauvais dans la perspective d’un monde inachevé tant que les hommes ne permettront pas à la lumière du bien de se détacher des ténèbres de la matière avec la disparition de celle-ci. Et cette opération n’est possible que par la grâce de l’Esprit saint que prodigue le consolament administré par les hommes de bien que sont les « Bonshommes », et accessoirement les « Bonnes femmes » qui en ont reçu le pouvoir de leurs pairs.

Une telle religion, qui ne se limite pas à des rites, nécessite la manipulation de concepts philosophiques, principalement platoniciens, relativement complexes. Elle repose donc sur une caste élitiste de « parfaits ». C’est pourquoi, d’après ce qu’en relatent les registres de l’Inquisition, le catharisme ne fut jamais une religion populaire. « Apparaissent seulement des marchands, des hommes de loi et des notaires, auxquels se joignent beaucoup de petits nobles, habitant les cités ou bien les bourgs et les châteaux. (…)  Son caractère élitiste en fait une religion minoritaire, concernant au plus entre 2 et 5 % de la population languedocienne. Cette faiblesse numérique et son absence de tout caractère populaire favorisent sa disparition rapide, quand la répression s’abat sur lui, laquelle prend deux formes successives : la croisade et l’Inquisition » écrit l’historien Jean-Louis Biget (2).

 

Retour du refoulé

Pour autant, si l’hérésie cathare fut éradiquée en tant que telle, elle a connu un destin toute à fait extraordinaire par la façon dont les idéologies et les philosophies les plus contradictoires s’en sont servies pour s’inventer une généalogie. Si l’hérésie albigeoise réapparaît au fil des siècles chez plusieurs auteurs comme Bossuet, pour la réfuter encore une fois, c’est au XIXe siècle qu’elle fait son grand retour, avec l’invention du catharisme et de son symbolisme chargé de romantisme, d’anticléricalisme et d’ésotérisme. En 1994, un colloque organisé par le Centre d’Études Cathares (3) avait finement analysé les différentes composantes de l’édifice imaginaire cathare, qui, des protestants aux francs-maçons, en passant par le nazisme, les néo-templiers et les anthroposophes réintégra de façon spectaculaire, le retour du refoulé de la persécution dans le rêve fantasmé d’une pureté chrétienne auréolée du prestige de sa victimisation. On comprend, dès lors que tous les persécutés, tous les réprouvés — et en cherchant bien, qui n’en compte pas dans ses ancêtres ou dans ses proches — ont cherché à justifier leur légitimité moderne par le douloureux passé cathare. À commencer par les protestants dont l’attitude à l’égard des cathares fut d’abord méprisante, puis dans un mouvement confondant ces derniers avec les Vaudois, finit par en faire des ancêtres putatifs. C’est du reste au théologien protestant alsacien Charles Schmidt (1812-1895) que l’on doit la « résurrection » du terme cathare dans une « Histoire et doctrine de la secte des cathares ou Albigeois » publiée en 1849. Puis c’est au tour du pasteur ariégeois Napoléon Peyrat (1809-1881) de publier en 1872 une « Histoire des Albigeois » en cinq volumes. C’est à Peyrat que l’on doit la résurrection du mythe romantique des cathares innocents, « protestants du Moyen Âge », camisards huguenots avant l’heure, persécutés par les gens du nord, l’église, les rois, le pape… en bref, tout ce pourquoi et au nom de quoi l’église ariégeoise — qui est peut-être devenue protestante sans le savoir — a demandé pardon le 16 octobre dernier. Prêtant au passage à la « doctrine » cathare des origines indiennes et Alexandrines, c’est lui qui réactive le souvenir de Montségur, haut lieu, au propre comme au figuré, de la tragédie cathare qui vit en 1244 à l’issue du siège du château, le sacrifice de deux-cent-vingt parfaits qui, refusant d’abjurer leur doctrine, furent brûlés vifs dans un près. C’est aussi un protestant, américain cette fois, le quaker Henri-Charles Lea, qui publie en 1900 une histoire de l’inquisition au Moyen-Âge. L’ouvrage, traduit par l’archéologue et anthropologue Salomon Reinach, fait des cathares des sortes de libres-penseurs avant l’heure, des apôtres de la tolérance. D’où l’appropriation du catharisme, en ces années de républicanisme de combat, par les milieux anticléricaux, mais aussi par le courant ésotérique néo-templier et rosicrucien.

 

Cathares, templiers, francs-maçons sur la piste du Saint Graal

C’est Eugène Aroux (1795-1859) un littérateur italianisant quelque peu porté sur la fantaisie historique, qui lance le premier l’idée d’une filiation entre cathares et templiers. Passionné par l’œuvre de Dante Alighieri, il publie en 1856 une brochure sur la « Divine Comédie » intitulée « Clef de la comédie anti-catholique de Dante Alighieri, pasteur de l’Église albigeoise dans la ville de Florence, affilié à l’ordre du Temple, donnant l’explication du langage symbolique des fidèles d’amour dans les compositions lyriques, romans et épopées chevaleresques des troubadours ». Les élucubrations d’Aroux ne se contentent pas de transformer les pieux et chastes Bonshommes en troubadours, chantres de l’amour courtois. Ils sont aussi avec les templiers, l’un des maillons qui conduisent à la franc-maçonnerie. En résumé, les cathares étaient des initiés qui ayant hérité des anciens mystères d’Égypte par l’intermédiaire des gnostiques conservèrent en grand secret le saint Graal. Ils le remirent aux templiers qui s’en emparèrent avant de fuir en Aragon, puis en Écosse où ils fondèrent la franc-maçonnerie. Vous souriez ? Mais nombreux sont ceux qui crurent et pour certain croient encore à cette fable. Entre autres fariboles Eugène Aroux avait imaginé qu’il existait au sein de l’ordre du Temple, une société secrète appelée Massénie du Saint Graal qui aurait engendré la franc-maçonnerie. Naturellement, certains francs-maçons, déjà persuadés de l’existence réelle du temple de Salomon et de la vérité historique de la légende d’Hiram se précipitèrent avec enthousiasme dans cet obscur maelstrom ésotérique. « Vers 26 ans, je suis entré en Franc-maçonnerie. J’ai retrouvé, avec, le chemin des cathédrales (…) Et voilà que le chemin des Cathédrales, des églises romanes m’est devenu clair, limpide, ainsi que les romans du Graal. Mais c’était le catharisme qui m’attirait le plus profondément. Je suis allé à Peyrepertuse, et dans d’autres lieux, aussi.  Dans la chapelle du Graal, j’ai pleuré. Et quand je quittais le pays cathare, je pleurais encore...  Je retrouvais un chat psychique, un maître d’amour... » (4) confie un « initié » membre d’une massénie du Saint-Graal moderne fondée en 1973.

Il n’en fallait pas plus pour séduire quelques esprits avides de fantaisies médiévales autant que de sciences occultes. Joséphin Péladan fut de ceux-là. Se parant du titre orientalomystique de Sar Mérodack, ce critique d’art et écrivain symboliste décadent fonde en 1891 l’Ordre de la Rose-Croix Catholique du Temple et du Graal. Alors que les républicains anticléricaux voyaient dans les cathares des précurseurs de la libre pensée, voire de l’esprit des Lumières, Péladan, à l’opposé, s’inspire du catharisme en se donnant pour mission de « désintoxiquer la France de son matérialisme ». Proche de l’occultiste et fondateur de l’ordre martiniste, le Lyonnais Gérard Encausse alias Papus, Péladan est aussi un admirateur fanatique de Wagner. Quel rapport avec les cathares ? Parsifal bien sûr. Le fameux opéra, créé par Wagner en 1882 s’inspire de l’épopée médiévale Parzival de Wolfram von Eschenbach et de Perceval ou le Conte du Graal de Chrétien de Troyes. Son livret commence par cette phrase : « Dans le ciel se trouve un château et son nom est Montsalvat. »  Bon sang, mais c’est… bien sûr ! en déduit aussitôt Péladan : « La fiction et l’histoire, en ce sujet, se répondent avec un parallélisme singulier : l’ordre du Temple ne réalise-t-il pas l’ordre du Graal, et Montsalvat n’a-t-il pas un nom réel, Montségur ? » écrit-il en 1906 dans un opuscule intitulé « Le secret des troubadours, de Parsifal à Don Quichotte ».

Le mythe du Graal associé à Montségur ne cessa, dès lors, d’être exploité par un courant néoromantique ésotériste et occitaniste alimenté par tout ce que la terre compte de néognostiques, martinistes, rosicruciens, gagnés parfois par la franc-maçonnerie à l’instar de Déodat Roché (1877-1878) (voir encadré)

 

Occultisme cathare : Déodat Roché et Antonin Gadal (+ photo Antonin Gadal)

Déodat Roché, proche de l’occultiste Papus, fut dans sa jeunesse disciple de Jules Doinel (1842-1902), martiniste, spirite, théosophe, franc-maçon du Grand Orient de France (GODF) et premier évêque de l’Eglise gnostique sous le nom de Valentin II. Archiviste à Carcassonne, Doinel fera de Déodat Roché l’« évêque gnostique » de Carcassonne et le fit rentrer en Franc-maçonnerie dans la loge du GODF Les vrais amis réunis de Carcassonne, à laquelle il restera fidèle jusqu’à la fin de sa vie, étonnamment longue pour un disciple de l’idée selon laquelle le corps n’est que la prison de l’âme… Si Déodat Roché était franc-maçon et se voulait cathare, il fut surtout gagné par l’anthroposophie de Rudolf Steiner qui lui servit de prisme pour interpréter le sens du catharisme, comme d’ailleurs celui de la franc-maçonnerie. Dans les années 1930, l’autre figure languedocienne de l’occultisme catharisant fut Antonin Gadal (1877-1962). Originaire de Tarascon-sur-Ariège, cet instituteur devenu guide du syndicat d’initiative d’Ussat-les-Bains, avait été le disciple d’Adolphe Garrigoux, petit notable local, ancien carbonari féru d’ésotérisme et d’archéologie, persuadé que les sociétés de « charbonniers » avaient maintenu la liaison avec le « pur catharisme », au travers de la transmission par les faydits, ces chevaliers languedociens dépossédés de leurs biens au cours des croisades et vivant dans la clandestinité. Persuadé que les grottes de la région, refuge des derniers cathares, en avaient conservé la trace « psychique ». Gadal affirmait que son mentor avait reçu en 1822 la transmission de la « Force du véritable Christianisme de l’Église Cathare » dans l’immense grotte de Lombrives. Gadal, fut sur le tard membre de la Rose-Croix d’or et se crut la réincarnation du chevalier Galaad, de sorte qu’il fut à l’origine du « Monument à Galaad » d’Ussat autour duquel, tous les cinq ans, des rosicruciens du monde entier viennent se recueillir avant d’excursionner dans les Pyrénées à la recherche des traces de la « Triple alliance de la Lumière ».

 

Hitler cathare ?

Ces merveilles nées d’une imagination aussi fertile que confuse connurent dans les années 1930 un développement inattendu lorsque Gadal rencontra l’illuminé romantique et futur SS allemand Otto Rahn (1904-1939) qui s’installa en 1934 à l’hôtel des Marronniers d’Ussat-les-Bains. Rahn venait de publier un premier roman « Croisade contre le Graal » dans lequel il reprenait et développait les élucubrations de Péladan sur l’identification de Montségur à Montsalvage. Puis, sous l’influence de Gadal et de ses théories ésotérico-gnostiques, il publia un second roman, « La cour de Lucifer » dans lequel il soutenait la thèse selon laquelle les cathares étaient les héritiers d’un paganisme aryen initiatique étranger à la tradition juive vétérotestamentaire. « C’était Moïse qui était imparfait et impur (…) Nous, les occidentaux de sang nordique nous nous sommes appelés cathares, comme les orientaux de sang nordique se sont appelés « parsis », les purs (…) notre ciel n’appelle à lui que ceux qui ne sont pas des créatures de race inférieure, des bâtards ou des esclaves (…) » Le livre tombait à pic pour les nazis qui ne savaient comment s’y prendre pour dégager l’Allemagne de ses racines judéo-chrétiennes tout en demeurant chrétienne. Himmler, qui protégeait vaguement Otto Rahn, offrit le livre à Hitler avec dédicace de l’auteur, pour son anniversaire en 1937. Rahn entra ensuite dans la SS pour poursuivre ses recherches sur le Graal et le catharisme au sein de l’Ahnenerbe — institut pour la recherche et l’enseignement sur l’héritage des ancêtres —. Après un stage au camp de Dachau pour parfaire sa formation militaire, il fut exclu de l’armée pour homosexualité, et selon l’écrivain Christian Bernadac, en raison de son origine juive. On retrouva son corps gelé sur une montagne en 1939. Ce qui fit dire qu’il avait subi l’endura, la mort volontaire que s’imposaient les parfaits cathares pour quitter ce monde mauvais. On prétendit aussi, et certains l’affirment encore, qu’en 1944, à l’occasion du sept-centième anniversaire du bûcher de Montségur, un avion allemand avait tracé au fumigène une croix celtique selon les uns, une svastika selon les autres, dans le ciel de Montségur. On raconte encore aux touristes que des SS entreprirent de mystérieuses fouilles au pied de la forteresse…

Cet inventaire des loufoqueries catharistes serait incomplet sans la Société des Polaires à laquelle appartenait le poète occitaniste, théosophe et opiomane notoire Maurice Magre, cofondateur de la société des amis de « Montségur et du Saint Graal ». En 1937, les Polaires entreprirent des fouilles pour tenter de retrouver le « trésor des cathares » au pied de la forteresse de Montségur. L’orientaliste Jean Marquès-Rivière, franc-maçon renégat, bouddhiste, antisémite et nazi participa à l’aventure.

Chaque année, le jour du solstice d’été, une troupe de plus où moins doux illuminés et autres adeptes des sciences occultes grimpe jusqu’aux ruines de Montségur pour assister, au lever du soleil dont la lumière transperce l’enceinte, d’une ouverture à l’autre. « Preuve », assurent certains, que la forteresse fut un temple solaire cathare ! Seul petit problème, les ruines actuelles sont bien postérieures au château cathare qui fut entièrement détruit en 1244. Quant aux autres « châteaux  cathares », rien dans leur architecture ne permet de les distinguer des « châteaux catholiques » de la région.

En bonne logique commerciale, compte tenu du vaste éventail de population intéressé par une telle abondance de mystères, « Pays cathare » est, depuis 1991, une marque déposée, propriété du conseil départemental de l’Aude. C’est pourquoi on trouve aujourd’hui de la charcuterie cathare, du miel cathare, des chemises cathares, des paniers cathares et, Languedoc oblige, du vin cathare. « (…) il existe une envie du touriste de croire, d’écouter un conte. En fait, les touristes, par leur intérêt pour le catharisme, ne profitent-ils pas des vacances, pour refuser et contester l’ordre de leur propre société ? ». Ainsi conclut le compte rendu du colloque de 1994 (5) consacré à l’imaginaire catharophile. On ne saurait mieux dire.

 

Manichéens et pauliciens ancêtres des cathares ?

Si une filiation organique entre manichéisme et catharisme reste à démontrer, il est certain que les analogies entre ces deux courants religieux sont nombreuses. Mani, qui a donné son nom au manichéisme était un prince persan qui vécut au IIIe siècle de notre ère. Sa doctrine mêle des éléments chrétiens, zoroastriens, elkasaïtes — juifs christianisés — et bouddhistes. Pour le manichéisme, le monde est constitué de deux principes opposés : la lumière et les ténèbres, concept qui recouvre aussi la notion de bien et de mal, de vie et de mort, d’âme et de matière, et de deux entités divines, l’une absolument bonne, l’autre absolument mauvaise. Ces principes s’étant mêlés pour donner le monde et l’homme, il appartient aux manichéens de les séparer de nouveau pour libérer la lumière au terme de différentes réincarnations et en s’abstenant, pour certains « élus », de pratiquer l’acte de chair.

Le paulicianisme, né après les persécutions contre le manichéisme, s’est répandu au VIIe siècle en Arménie et en Grèce. La doctrine, qui reprend le dualisme manichéen, tire son nom de l’importance qu’elle accorde aux écrits de Saint Paul. Les pauliciens rejetaient le clergé, la croix, les saints, l’Eucharistie les sacrements, le mariage et le cérémonial des Églises grecques et romaines. Ils prônaient une lecture personnelle des Écritures, la méditation et la prière. Au XIe siècle les pauliciens se constituèrent en état militaire qui se heurta à l’Empire byzantin en s’alliant aux musulmans depuis le territoire de l’actuelle Turquie. Finalement vaincus en 878, les pauliciens auraient ensuite essaimé dans les Balkans où ils seraient devenus les bogomils, et peut-être en Europe de l’Ouest et en Italie où ils seraient à l’origine du catharisme.

 

Croisade contre les cathares : dans le nord de la France aussi

Le catharisme ne fut en rien un phénomène strictement languedocien. Au XIe siècle, la même hérésie, à quelques variantes près, se retrouve en Lombardie, en Flandre, dans la vallée du Rhin et dans la partie nord de la France où elle fut tout autant persécutée que dans le sud comme le montre l’action de Robert le Bougre. Bougre signifiant à l’époque bulgare, par analogie avec les bogomils. Ce cathare milanais renégat fut nommé inquisiteur pour la Bourgogne par Grégoire IX en 1233. Il se distingua par la cruauté de son zèle qui le fit s’opposer à l’archevêque de Sens après avoir fait brûler cinquante hérétiques à la Charité-sur-Loire. Devenu inquisiteur général du royaume de France en 1234. Il fit brûler des hérétiques à Châlons-en-Champagne, Cambrai, Péronne, Douai, Lille et surtout Provins où il mena au bûcher 187 personnes en 1239. La brutalité du personnage était telle qu’elle conduisit l’église à adoucir et à réguler les procédures inquisitoriales en Languedoc.

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