Société

Alexandre Adler : la liberté selon Thomas More Interview

Lors de la dernière session de l’Université maçonnique, Franck Ferrand, qui planchait sur l’histoire de l’Angleterre dans le contexte de la création des premières loges maçonniques a évoqué la personnalité de Thomas More comme l’un des hommes les plus importants du XVIe siècle. Alexandre Adler sera le prochain invité de l’université maçonnique le 24 mars. Il reviendra sur la vie et l’œuvre du penseur au carrefour de la religion et de la franc-maçonnerie.

 

Jean-Michel Dardour : Juriste, historien, philosophe, humaniste, théologien et homme politique, le créateur de « l’utopie » fut-il le génie de son temps ?
Alexandre Adler :
Grâce à Thomas More on peut tirer le fil d’une pelote qui reconstitue la véritable histoire de la Renaissance et de la Réforme ! Thomas More a été exécuté par Henri VIII après qu’il en eût été l’un des conseillers les plus écoutés et d’une certaine manière le meurtre de Thomas More rappelle celui de Thomas Beckett dans sa cathédrale, lui aussi canonisé par l’Église catholique. Le catholicisme anglais a tenté de se régénérer à la suite de ce meurtre comme une religion de la liberté et de la tolérance. Et pourtant on ne peut pas faire de Thomas More un parangon du catholicisme. En revanche sa volonté de rester fidèle à l’Église en la critiquant de l’intérieur est directement liée à la pensée d’Érasme dont il était l’ami. Dans Thomas More nous voyons apparaitre cette troisième voie qui est manifestement une des origines les plus pures de la franc-maçonnerie ! La troisième voie ce n’est ni le concile de Trente ni l’intolérance protestante la plus dure telle qu’on la voit avec Calvin contre Michel Servet, ou avec Luther à la fin de sa vie quand il prend le parti des princes contre les paysans.

JMD : Thomas More serait l’un des précurseurs de la franc-maçonnerie ?
AA :
La franc-maçonnerie  s’en est inspirée, elle est liée au rejet des sectarismes meurtriers du second XVIe siècle ; ni Réforme ni contre Réforme, Renaissance !
C’est le point commun à Érasme et à Thomas More, ce qu’on a appelé aussi l’Érasmisme espagnol, lié à Cervantès qui a constitué une résistance à l’intolérance de l’Inquisition. Ce parti des modérés à l’échelle de toute l’Europe est à l’origine des idées qui vont voir naitre la franc-maçonnerie  spéculative.

JMD : Thomas More est à la fois considéré comme un saint par l’Église catholique et aussi comme un précurseur du socialisme puisque son nom fut gravé sur un obélisque au pied du Kremlin à Moscou entre 1918 et 2013 !
AA : Dans sa grande époque, l’Union soviétique a voulu réhabiliter tous les défenseurs de la liberté de penser. Tout le XVIIIe et XIXe siècle russe a été épris d’émancipation, ce qui explique une certaine vigueur des loges maçonniques d’avant le XXe siècle dans ce pays.

JMD : Cela s’explique peut-être aussi par le fait que L’utopie, ouvrage majeur de Thomas More, présente une société qui repose sur la propriété collective des moyens de production, sans échanges commerciaux et qui a inspiré tous les nouveaux mouvements sociaux. Les utopiens de Thomas More étaient très respectueux de la pluralité religieuse et reconnaissaient un Être suprême commun à tous, une sorte d’ancêtre du Grand Architecte De L’Univers !
AA : Thomas More et la génération érasmienne, juste avant Newton, défendaient les sciences et la liberté d’investigation. Ils sont déjà les contemporains de Copernic, de l’astronome Tycho Brahé à Prague et de tout l’entourage de l’empereur Rodolphe de Habsbourg qui a voulu lui aussi tenter cette troisième voie. Ce fut le chemin de croissance difficile, heurté, mais possible de l’humanité européenne. C’est là que se situe le croisement entre l’humanisme et la franc-maçonnerie spéculative qui trouve des prémices dans la Hollande réformée où s’opposent déjà au synode de Dordrecht des partisans de la liberté de conscience d’une part et les orangistes les plus durs, ceux qui supportent le calvinisme. C’est entre ces deux blocs de fanatisme et de fermeture qu’est né cet esprit de liberté, qui va s’incarner sous des formes diverses et que la franc-maçonnerie va peu à peu réunifier, avec le célèbre adage « rassembler ce qui est épars ».

JMD : Aujourd’hui nous fêtons les 300 ans de la naissance de la franc-maçonnerie, 1717-2017, comment voyez-vous cette vieille dame aujourd’hui ? Pensez-vous qu’elle ait encore un rôle à jouer au XXIe Siècle ?
AA :
Je n’accepte absolument pas la date de 1717, qui représente une date conventionnelle, créée de toutes pièces par la franc-maçonnerie anglaise. Elle a le mérite de marquer un début et donc de dater l’apparition d’une institution qui, de mon point de vue, avait déjà au moins 150 ans à sa naissance !
Je suis profondément attaché au Rite Écossais Ancien et Accepté et je crois à une naissance  de la franc-maçonnerie en Écosse dans un point fort éloigné de l’Europe continentale quelque part vers la loge Heredom de Kilwinning ; un esprit de résistance qui lui-même appartient à toute l’histoire des mal pensants du Moyen Âge et auxquels nous devons d’être ce que nous sommes. Je crois aussi à une certaine filiation templière, à ceux qui se sont comportés en véritables chevaliers lorsqu’ils ont été amenés à défendre ce qu’ils considéraient comme une terre sainte. Les vrais templiers, chacun sait aujourd’hui qu’ils n’étaient pas coupables de ce dont on les accusait et qu’ils représentaient déjà une certaine dissidence dans la chrétienté dont les suites portent jusqu’à aujourd’hui.
La grande force de la franc-maçonnerie, c’est d’avoir agrégé cet esprit chevaleresque et d’avoir considéré qu’il était non pas fermé, mais ouvert à tous ceux qui veulent bien le partager, un idéal de fraternité qui a requis des siècles et des siècles de maturation.
Toutes ces choses ont été pensées avec l’intensité du courage et l’esprit de sacrifice, celui de Thomas More notamment.

JMD : Pour terminer cet entretien, je voudrais vous demander quelle est votre définition de la fraternité ?
AA : C’est le sentiment que nous sommes tous liés les uns aux autres, à une condition humaine qui nous est commune, et que toutes les différences, de sexe, d’âge, de richesse, de culture, ne sont pas grand-chose à côté du genre humain.

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