Sur le quai venteux du port de Marseille, les tonneaux et les malles en tous genres prenaient modèle sur le tableau que Joseph Vernet (1714 — 1789) avait peint un siècle plus tôt. Une fois de plus le réel s’inspirait de l’art. Les mains encore frêles d’Auguste Bartholdi, tout juste 21 ans, agrippaient solidement le bastingage de l’Osiris qui, comme son nom l’indique, appareillait pour l’Égypte. Presque imperceptiblement, les collines glissaient à l’horizon et le quai s’éloignait.
Cette matinée du jeudi 8 novembre 1855 inaugure sept mois de voyage de la terre des pharaons jusqu’au royaume de la mythique reine de Saba. Au beau milieu d’un siècle où, comme l’écrivait Victor Hugo, « tout le continent penche à l’orient » , cet itinéraire éclaire rétrospectivement la dimension allégorique et mystique de l’Œuvre de l’artiste.
Narguant l’infortuné Ulysse qui — selon le Poète — s’y égara pendant près de dix ans, l’Osiris traverse la Méditerranée en douze jours à peine. Chargé par le ministre de l’instruction publique d’étudier les antiquités de l’Égypte et d’en faire des reproductions photographiques, Auguste Bartholdi, dès le lendemain de son arrivée à Alexandrie, noircit les premières pages de son carnet.
Sise entre deux sphinx dociles, la colonne de Pompée et les Aiguilles de Cléopâtre aimantent l’œil du sculpteur. Après une visite approfondie du Caire et de ses alentours, Bartholdi, accompagné par les peintres Eugène Deshayes (1828-1891) et de Jean-Léon Gérôme (1824-1904), embarque sur le Jaffar Pacha qui remonte le Nil jusqu’à la première cataracte.
En aval de Louqsor, le bateau fait halte à Qena, nœud commercial avec l’Arabie voisine. Le dédale du bazar de la ville offre un répertoire infini pour les dessins et les calotypes de l’artiste. Vint alors Assouan où l’odeur des étals des bouchers et la rutilance des bassines de cuivre remplies d’indigo, de garances et de henné s’ajoutent aux ruines du temple d’Isis pour émerveiller l’artiste.
Plus il remonte le fleuve, plus l’épaisseur de ses carnets augmente si bien que son matériel vient à manquer. « Tubes de peinture, crayons, toiles, nitrate d’argent… », il griffonne à sa mère une liste dans l’une des rares lettres qui soit conservée de cette période . Lorsque deux mois plus tard le matériel arrive enfin à Alexandrie, l’équipage a regagné Le Caire et l’intrépide Bartholdi vient de monter dans une diligence pour Suez d’où il embarquera le 23 mars 1856 pour se rendre, en solitaire cette fois, dans les mythiques contrées du royaume de Saba.
Lorsqu’il reviendra en Égypte treize ans plus tard, les mains frêles du jeune homme sont devenues celles d’un sculpteur déjà célèbre et désireux de convaincre Ferdinand de Lesseps d’ériger un phare monumental à l’entrée du canal de Suez.
Son projet ne verra pas le jour, mais fournira les plans pour une autre statue aux dimensions pharaoniques portant la lumière non pas sur l’Orient millénaire, mais sur le Nouveau Monde, ivre de Liberté.