L’actualité exhume parfois des livres pour les faire résonner aux oreilles du présent. Il y eut le Traité sur la tolérance de Voltaire (1694-1778) brandi après l’attaque terroriste dans les locaux de Charlie Hebdo. Puis, quelques mois plus tard, Paris est une fête, publié à titre posthume en 1964 dans lequel l’écrivain américain Ernest Hemingway (1899-1961) revient sur ses années de bohème heureuse. Depuis le confinement, un livre de la fin du XVIIIe siècle a refait surface sur les présentoirs des librairies : Voyage autour de ma chambre.
Écrit en 1794 par l’écrivain savoisien Xavier de Maistre (1763-1853), ce texte autobiographique pastiche avec audace et non sans humour la tradition des grands récits de voyage. Mis aux arrêts pendant 42 jours dans sa chambre de la citadelle de Turin pour s’être livré à un duel contre un officier piémontais, le jeune homme fait de nécessité vertu et investit l’étendue délimitée par ses quatre murs. Il tient à préciser que cet empêchement est moins une cause qu’une simple occasion.
Comme l’auteur distingue l’âme de son corps, la réalité de la topographie explorée est considérablement élargie par la propension vagabonde de son imaginaire. Pour décrire les sites rencontrés au fil de son itinéraire, l’auteur n’est pas avare de détails.
Partant du lit — théâtre ultime de la rêverie, tour à tour berceau, trône de l’amour et sépulcre — le voyageur se rend vers son fauteuil. À cette échelle, le nettoyage d’un soulier tient lieu de péripétie des plus haletantes. Mais ce voyageur atypique est loin d’être solitaire. Peuplé par ses défunts, habité par les nombreux auteurs de sa bibliothèque, il est réconforté par Rosine, une petite chienne docile et Joannetti, un domestique qui ne l’est pas moins. Comme Ulysse à Ithaque ou Chateaubriand à Jérusalem, l’arrivée du héros dans le district de son bureau est un moment cardinal du récit. Ce monument est orné d’un buste « qui contribue le plus à l’embellissement du pays ».
Parce que Xavier de Maistre maniait aussi bien la plume que le pinceau, il n’est pas surprenant que son voyage soit ponctué d’estampes et de tableaux. Convoquant tantôt des scènes tirées des Souffrances du jeune Werther (Goethe), tantôt d’une charmante pastorale ou encore de l’effroyable histoire d’Ugolin, ces images sont autant de fenêtres palliant largement la petitesse du pays traversé.
Une de ces images présente au voyageur sédentaire mille réflexions intéressantes. Il s’agit d’un miroir qui, « sans calomnier ni flatter personne », ne fait que dire la vérité. Le voyage immobile est un non-mouvement ou plutôt un mouvement vers l’intérieur. Emmailloté dans une robe de chambre, ce causeur du coin du feu, pour reprendre l’expression de Lamartine, témoigne de la dimension introspective d’une telle épopée : « jamais je ne me suis aperçu plus clairement que je suis double ».
En Montgolfière au-dessus de la Savoie, à Saint-Pétersbourg auprès du Tsar Alexandre Ier, à Florence en compagnie du poète romantique Lamartine ou encore à Paris où il rencontre Sainte-Beuve, Xavier de Maistre ne s’est pas contenté de sa chambre. Car bien vite, l’appel du monde fut trop pressant. Il prit plaisir à y répondre.