Ignorée de la communauté scientifique jusqu’au milieu du XXe siècle, la femme préhistorique est longtemps restée invisible, prisonnière de préjugés négatifs la rendant « inférieure par nature ». La chasse, la maîtrise du feu, le maniement des outils, les activités artistiques auraient été l’apanage exclusif des hommes. Dans son ouvrage L’homme préhistorique est aussi une femme, paru chez Allary Éditions, la chercheuse et préhistorienne Marylène Patou-Mathis bouscule les certitudes et propose à l’aune de récentes découvertes de reconsidérer la place de la femme dans les sociétés du paléolithique et du néolithique.
Hélène Cuny : Pour quelles raisons la femme de l’ère préhistorique a-t-elle suscité si peu d’intérêt parmi les préhistoriens ?
Marylène Patou-Mathis : Pour le comprendre, il est nécessaire de rétablir le contexte dans lequel apparait la préhistoire en tant que discipline. On peut la situer avec la tenue en 1866 du premier congrès d’anthropologie et d’archéologie préhistoriques à Neuchâtel en Suisse. L’anthropologie physique est alors en plein essor : on mesure les humains et surtout on les catégorise et on les hiérarchise en fonction de leurs caractéristiques physiques tout en les comparant aux grands singes. Cette approche aboutira à la notion de races supérieures avec tout en haut de l’échelle le blanc occidental et tout en bas dans les classes inférieures, les peuples noirs et les aborigènes d’Australie. Les femmes, quant à elles, se retrouvent toujours dans la partie inférieure de chaque catégorie. C’est dire le peu de cas que l’on fait d’elles ! Autre fait majeur : le poids de l’Église. La théorie de l’évolution de Charles Darwin ne date que de 1859 et l’emprise des textes religieux sur les esprits et la société reste très forte. La Genèse, rédigée par des hommes pour des hommes sacralise l’infériorité de la femme. Dans une société où la subordination de la femme à son mari (ou père ou fils) est inscrite dans la loi, le destin des femmes, jugées inférieures par nature et par ordre divin, semble scellé.
HC : Quels biais cela va-t-il avoir sur la toute nouvelle discipline ?
MPM : On peut en voir deux principaux : lorsque les premiers préhistoriens vont essayer de penser le mode de vie des humains préhistoriques, ils vont calquer leur structure sociale et leurs préjugés sur ces sociétés qui vont dès lors être perçues comme patriarcales avec la dominance de l’homme à qui l’on attribue toutes les découvertes et innovations. La femme dans ce schéma est cantonnée aux affaires domestiques, la procréation étant sa finalité. Un second biais est apparu avec la prise en compte des données ethnographiques à partir du XXe siècle. Dans bon nombre de sociétés observées — les Indiens d’Amazonie, les aborigènes d’Australie, les bushmen du Kalahari –, mais pas dans toutes, on remarque une division sexuée du travail. Les scientifiques vont alors reproduire ces observations sur les hommes préhistoriques ; une hypothèse sans fondement, et qui laisserait supposer que les indiens d’Amazonie, les aborigènes d’Australie, les bushmen du Kalahari n’aient pas évolué depuis 10 000 ans. Ils n’auraient pas d’histoire et seraient fossilisés. Scientifiquement ces approches ne sont pas valables.
HC : Que vient remettre en cause l’archéologie du genre ?
MPM : Le mouvement émerge aux États-Unis dans les années 1970. Les anthropologues américaines remettent en cause les interprétations des préhistoriens réalisées à travers le prisme du déterminisme biologique. On peut expliquer comment un outil a été taillé, s’il appartenait à un gaucher ou à un droitier, mais on ne peut dire qu’il a été réalisé par un homme ou par une femme. Ces préhistoriens ont pourtant affirmé que c’étaient des hommes. De même concernant les innovations, il n’existe aucune preuve scientifique que ce sont les hommes qui ont inventé la maitrise du feu.
HC : Au paléolithique la chasse était-elle uniquement réservée aux hommes ?
MPM : Aveuglés par leurs préjugés, faisant de la femme un être fragile, les préhistoriens ont donné à l’homme l’exclusivité de la chasse. Or l’analyse de certaines données morphologiques sur des fossiles a révélé que les femmes de la préhistoire étaient en capacité de participer à cette activité. Qui plus est, les nouvelles technologies notamment celles reposant sur la recherche d’ADN ont permis de redistribuer les cartes : des os robustes attribués à tort à des hommes ont pu être attribués à des femmes et réciproquement. C’est la culture qui bien plus tard, rendra les femmes moins robustes (cantonnement des femmes dans la sphère domestique, modification de l’alimentation). L’observation du mobilier funéraire et des sépultures est aussi révélatrice : en présence d’armes de chasse, on déduisait systématiquement qu’il s’agissait d’un homme. On dispose aujourd’hui de preuves que les femmes chassaient il y a 9000 ans, comme on sait que certaines ont été des guerrières comme chez les celtes, les amazones ou les vikings.
HC : Y avait-il des femmes artistes durant la préhistoire ?
MPM : L’immense majorité des anthropologues du XIXe siècle considéraient les femmes incapables de puissance créative. Aujourd’hui encore on trouve des ouvrages affirmant que l’art pariétal était une affaire d’hommes. Or on a pu montrer que la majorité des 32 mains « négatives » (réalisées en pochoir) peintes il y a 25 000 ans dans 8 grottes françaises (dont Pech Merle dans le Lot) et espagnoles a été réalisée par des femmes. Des observations similaires ont été faites en Australie et sur l’île de Bornéo en Indonésie, dans la grotte de Gua Masri II. L’hypothèse que les femmes ont pu être des artistes est donc tout à fait plausible ; en outre elle serait en accord avec le symbolisme chamanique dont les cérémonies étaient souvent pratiquées par des femmes.
HC : Quel bilan feriez-vous au regard de vos travaux sur l’évolution de la place des femmes dans nos sociétés ?
MPM : Mon étude révèle qu’en matière de découvertes scientifiques, les préjugés ont la vie dure. Ils ne sont pas sans conséquence, car ils contribuent à donner une lecture faussée du rôle des femmes dans les sociétés préhistoriques, cherchant à ancrer le patriarcat dans des temps originels pour mieux le justifier dans le monde contemporain. Or, la préhistoire ne fournit pas cette justification. L’enjeu est de taille. Il est en effet plus que jamais nécessaire de déconstruire les argumentaires plus idéologiques que scientifiques afin de bâtir ensemble un modèle de société basé sur la complémentarité homme-femme et non plus sur la domination.
Repères préhistoriques
Néolithique : entre environ 6400 et 2500 ans avant notre ère
Paléolithique supérieur : entre environ 43 000 et 10 000 ans avant notre ère
Paléolithique moyen : entre environ 350 000 et 35 000 ans avant notre ère
Paléolithique inférieur : entre 760 000 et 350 000 ans avant notre ère